Nadar, la création musicale réinventée collectivement

Nadar, la création musicale réinventée collectivement

Depuis sa création en 2006, Nadar s’est imposé comme un nouveau modèle d’ensemble, jouant pleinement la carte du collectif tout en menant une réflexion sur les imaginaires technologiques et sociaux contemporains. Avec Doppelgänger, présenté à Musica le samedi 28 septembre 2019, les Flamands explorent le potentiel du dédoublement dans un concert d’un nouveau genre où les musiciens deviennent tour à tour acteurs, réalisateurs et avatars de la performance.

par Maarten Beirens

Nadar est tout sauf un ensemble institutionnalisé prêt à jouer n’importe quelle œuvre contemporaine proposée par un programmateur, pas plus qu’il n’est intéressé par le répertoire du siècle précédent. Tirant son nom du pseudonyme de l’auteur et pionnier de la photographie Gaspard-Félix Tournachon (1820-1910), Nadar est délibérément non-conformiste, à l’image de l’artiste dont les musiciens ont emprunté le nom. L’orientation artistique de l’ensemble est marquée par des choix forts, notamment incarnés par des propositions dans des lieux de concert alternatifs, l’utilisation de l’électronique, et plus globalement des médias numériques.

Au lendemain de sa représentation au Gogolfest à Kiev en 2017, le compositeur russe (et organisateur du festival), Maksym Kolomiiets a écrit qu’après ce concert, « Kiev ne serait plus jamais la même », laissant entendre catégoriquement que « Nadar ce n’est pas seulement de la bonne musique avec une bonne coordination. Ce n’est pas juste de la nouvelle musique, un goût impeccable ou un haut degré de technicité. Nadar ouvre la voie d’une compréhension radicalement renouvelée de ce qu’est la musique, de ce qu’elle devrait être et de ce qu’elle deviendra. » Poursuivant son observation sur les pratiques de l’ensemble qui mêlent théâtre, vidéo, médias, drones, lumières et autres objets non-musicaux, Kolomiiets finit par conclure : « Nadar est un ensemble musical classique qui est passé de l’environnement familier des salles philharmoniques rutilantes à la scène rock et qui a revendiqué un spectacle en plusieurs strates de musique, de lumière et de jeu, irréprochable à la fois sur les plans esthétique et technique, regorgeant d’idées nouvelles et de découvertes, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives d‘avenir pour la musique. »

Cette déclaration, si elle semble ne pas manquer d’audace, apparaît particulièrement pertinente quant à l’avenir — ô combien délicat — des musiques de création. Trois aspects permettent d’identifier la position particulière occupée par Nadar : les choix esthétiques, des principes d’interprétation qui dépassent la maîtrise que chaque musicien a de son propre instrument, et surtout la manière dont l’organisation de l’ensemble reflète un esprit collectif.

Manifestation liée

Doppelgänger

samedi 28 septembre 2019 17h00
Théâtre de Hautepierre

Avec le violoncelliste Pieter Matthynssens et le compositeur Stefan Prins aux commandes, l’ensemble a mis et continue de mettre l’accent sur les œuvres de leur génération de compositeurs (nés entre la fin des années 1970 et les années 1980). Un simple coup d’œil sur l’album de Nadar (en vinyle uniquement) sorti en 2016 à l’occasion du dixième anniversaire de l’ensemble permet immédiatement de comprendre avec quel type de compositeurs l’ensemble a construit des relations durables. Avec des œuvres signées de Michael Beil, Vladimir Gorlinsky, Alexander Schubert, Jorge Sanchez-Chion, Martin Schüttler, Michael Maierhof, Johannes Kreidler et Stefan Prins, Nadar met en avant ses alliances musicales avec une nouvelle génération de créateurs, qui mêlent influences stylistiques éclectiques et médias électroniques et jettent un regard souvent critique sur les modes de représentation musicale. Si cet album révèle un intérêt commun pour la musique électronique alternative, l’omniprésence du bruit et des parasites n’en est pas moins perceptible pour nos oreilles. La fascination de l’ensemble pour les sonorités plus avant-gardistes de l’ère numérique dans laquelle nous évoluons semble évidente.

De fait, il n’est pas surprenant de découvrir que la plupart des projets de Nadar ont fait appel à la technologie, et particulièrement au multimédia, non seulement pour étendre de façon harmonieuse sa gamme musicale mais souvent de manière critique pour renforcer la prise de conscience sur la façon dont la réalité gagne de plus en plus de terrain sur les artifices. Les œuvres de Michael Beil, avec leur enchevêtrement complexe de sosies des musiciens manipulés grandeur nature (Exit to Enter), explorent activement le sentiment d’aliénation. Là où la pièce de Beil est encore ludique, celles de Stefan Prins laissent apparaître une dimension existentielle plus sombre pour s’imposer comme des emblèmes de l’ensemble. Dans Generation Kill, la moitié de l’ensemble est sur scène, derrière des écrans vidéos sur lesquels — dans un premier temps — des images vidéos des artistes présents sont projetées. Ces images, visibles de tous, sont manipulées par quatre autres musiciens qui, assis de dos au public, sont aux commandes de manettes de jeux. Le chevauchement et le mélange de musiciens réels avec leurs avatars virtuels deviennent plus qu’une caractéristique musicale à mesure que les images d’un combat de drones défilent. Dans Mirror Box Extensions de Prins, l’interaction entre les musiciens en direct et ceux pré-enregistrés et projetés sur de multiples écrans s’étend dans l’auditorium où les membres du public sont chargés de montrer des extraits préenregistrés sur des écrans de tablettes électroniques, ajoutant à ce mélange une nouvelle couche d’éléments virtuels et estompant les frontières entre avatars, musiciens et public.


Generation Kill (2012), Stefan Prins
Generation Kill (2012), Stefan Prins

Tandis que ces œuvres sont devenues des classiques du répertoire de Nadar, il convient d’observer que la technologie multimédia n’est qu’un des nombreux moyens utilisés par l’ensemble pour proposer des concerts alternatifs en créant une dramaturgie et une scénographie qui mènent délibérément l’expérience sonore sur des territoires inconnus. En plus d’élargir les horizons musicaux comme une particularité du matériau musical à proprement dit, Nadar semble vouloir à tout prix étendre l’expérience de la musique au-delà des frontières conventionnelles de la scène jusqu’aux médias numériques, aux spectacles alternatifs, voire à la fiction.

Qu’elle soit théâtrale, multimédia ou non, Nadar place les notions de « performance » et de « dramaturgie » au centre de sa démarche et en retire des stratégies et des concepts qui accroissent les possibilités de reconfiguration de l’expérience des spectateurs. Pour cela, les musiciens se tournent de préférence vers des compositeurs qui ont déjà réalisé de telles expériences, à l'image de Simon Steen-Andersen, Stefan Prins ou Michael Beil. Cet engagement peut être décrit comme un éthos musical particulier qui se reflète par ailleurs dans l’organisation interne de l’ensemble. Le groupe a su créer un véritable esprit collectif. Ce sont les mêmes musiciens que l’on retrouve plus ou moins depuis le début, ce qui non seulement renforce la cohésion musicale mais a également permis de développer une identité collective, un style « Nadar ». Le sens de la responsabilité collective fait aussi partie de cette identité. La direction artistique a toujours été sous la responsabilité de plusieurs personnes (actuellement Pieter Matthynssens et Stefan Prins), le personnel administratif et technique figure toujours comme membres à part entière de l’ensemble, les activités hors scène telles que la production et la scénographie sont assurées par des musiciens dédiés. En un sens, Nadar offre ainsi un modèle d’ensemble du vingt-et-unième siècle : moins un orchestre « miniature » au service des desiderata d’un compositeur ou d’un programmateur qu’un un partenaire artistique actif doté d’une réelle vision esthétique, ancré dans une identité collective, qui porte et assume de manière collégiale ses missions artistiques.

/// Ce texte est paru initialement dans la brochure de l’édition 2018 du festival Rainy Days (Philharmonie, Luxembourg).