Composer signifie mixer
Œuvre logicielle, superposition est une démonstration de la nature du son et de sa perception visuelle, inspirée par les lois de la physique quantique. Ryoji Ikeda revient sur son parcours et décrypte les principes de cette « symphonie » des médias.
Doit-on considérer superposition comme un tournant dans ta carrière ?
Oui, absolument. J’ai pris, pour la première fois, un certain recul vis-à-vis de ma production. Je porte un regard rétrospectif sur ma carrière et je tente de réorchestrer différents aspects de mon esthétique. superposition est la symphonie de mes vingt dernières années, dans laquelle, pour ainsi dire, je remixe Ryoji Ikeda. Cependant, pour autant autoréférentielle que soit cette approche, elle n’est pas mégalomaniaque. Il n’est pas question d’un méta-Ryoji-Ikeda, mais d’un retour sur mes activités jusqu’à présent. J’utilise donc des éléments issus d’œuvres passées, que je remodèle au besoin, que je mets à jour – que j’update – et auxquels j’ajoute des éléments nouveaux.
Ton inspiration pour cette pièce a trait aux mathématiques. D’où vient cet intérêt ?
Je n’ai pas étudié les mathématiques dans un cadre scolaire ou universitaire. C’est pourquoi je les considère de manière très ouverte. Lorsque vous avez reçu une éducation de compositeur, de scientifique, ou liée à quelque autre spécialité, vous êtes tributaire d’un savoir et d’une histoire auxquels vous êtes attaché, que vous défendrez et perpétuerez irrémédiablement. Ce n’est pas du tout mon cas. Je suis totalement libre. Je me suis intéressé aux mathématiques un peu par hasard, en lisant beaucoup de livres, en autodidacte. Cet intérêt s’est imposé naturellement, en raison des relations qu’entretient la musique avec les mathématiques, à la fois historiquement et du point de vue structurel. Ma fascination pour la musique de Bach, dont le rapport aux mathématiques est manifeste, n’y est sans doute pas non plus étrangère.
Est-il possible de décrire la façon dont tu manipules les concepts mathématiques ?
Très difficilement. D’ailleurs, je ne souhaite pas l’expliciter, au risque de perturber le spectateur, de contraindre son expérience. Selon moi, l’art ne peut être dit. Et c’est sans doute ce qui fait tout son intérêt. Nous pouvons parler de certains aspects précis, mais ce qui fait le sens profond de toute œuvre demeure muet. Je propose certes quelques pistes dans superposition, notamment en projetant des textes et définitions. Mais voilà tout. Je tiens surtout à préciser que je ne cherche pas à représenter ou à démontrer artistiquement une théorie scientifique. Les mathématiques quantiques sont fondamentales dans mon approche compositionnelle, mais elles s’effacent devant les yeux du spectateur si celui-ci n’en a aucune compréhension, et cela sans l’empêcher de jouir de l’œuvre. Il aura tout vu, rien ne lui aura échappé, rien ne lui aura été caché. Il en construira dès lors sa compréhension, à partir de sa propre histoire, de sa culture, de ce qu’il a vu, entendu, goûté, aimé, etc. En règle générale, mes œuvres, même si elles sont fondées sur des considérations scientifiques ou mathématiques, laissent toujours place à l’expérience personnelle et sont toujours destinées à un sujet, un auditeur, un regardeur.
Par ailleurs, les mathématiques et la physique quantiques sont moins le « thème » de l’œuvre que des données constitutives de la composition.
Justement, tu sembles accorder un sens conceptuel particulier à la composition.
Pour moi, la composition musicale est une propriété mathématique, tandis que le son est une propriété physique. Je distingue nettement ces deux aspects. Musique et son ne sont pas égaux. Le son est un phénomène naturel, une vibration de l’air dans un environnement donné. Bien sûr, la musique a besoin du son pour être exprimée. Mais ce qui constitue la pulsion musicale se situe au niveau de la structure, des lois mathématiques qui gouvernent son expression. Cela a pu conduire certains compositeurs à produire une musique injouable. L’attitude est très idéaliste, mais pourquoi pas ? La musique, tout compte fait, n’est que structure.
Cela étant, lorsqu’au lieu du son, vous utilisez comme vecteur la lumière, le mouvement, le texte, voire des algorithmes, des codes et autres données : que se produit-il ? Voilà où se situe mon activité. J’applique par exemple une même règle mathématique à différentes dimensions sensibles pour obtenir différentes expressions. Parfois, j’emploie exactement le même procédé pour le son et la lumière, et le résultat est totalement divergent. La méthode inverse est aussi possible : j’observe tout d’abord le son, je l’analyse pour en dériver des structures que je transpose sur différents modes. Il s’agit dès lors d’une approche bottom-up, proche des sciences physiques. Les mathématiques fonctionnent pour leur part sur le modèle top-down : vous disposez d’un pur théorème et vous devez le prouver.
Je ne mets pas pour autant de côté l’expérience. Elle est fondamentale. Cependant, je ne veux pas « illustrer » des théories pour finalement confronter le spectateur à des phénomènes abscons. Je me considère moi-même comme un auditeur face à ma musique. Je veux être séduit et surpris tout autant que peut l’être l’auditoire.
Tu as dit que superposition pouvait être considéré comme une « symphonie ».
Sans doute, oui. Cette vision des choses est avant tout tributaire de mon expérience au sein du collectif japonais Dumb Type, que j’ai intégré au milieu des années 1990. J’étais en charge de la musique, bien sûr, mais également de la coordination des différents médias (musique, performance, lumière, texte, etc.). J’ai alors développé une méthode et un savoir-faire que j’applique aujourd’hui à mes propres créations. superposition fonctionne à 100% selon ces procédés et est donc de part en part nourrie de l’influence de Dumb Type. La notion de « composition », dans une acception large – musicale, mais également au sens où un tableau, une photographie possèdent une composition –, est très importante à cet égard dans superposition, puisqu’elle concerne non seulement le temps, mais également l’espace.
Pour moi, composer signifie mixer. Je recherche toujours un équilibre sensible entre des extrêmes. L’infini tel que le révèlent les mathématiques suscite des inspirations très extrêmes… puis il me faut revenir à un niveau de compréhension ordinaire, « au niveau de la rue » pour ainsi dire. Les choses doivent être intégrées, à la manière d’une dialectique. Le contraste est également nécessaire. Des moments apaisés se voient soudainement excités par un crescendo, qui nous mène quelques instants plus tard à une explosion, avant de revenir au calme, etc. Le « gros son » n’est rien sans sa contrepartie, le silence ou la sonorité ténue. De même, une continuité est toujours fondée sur une discontinuité, sur un amalgame d’éléments discrets. Le contraste et l’équilibre sont très importants en ce sens, et fondamentaux quant aux décisions artistiques. Ainsi, si superposition n’est pas une pièce narrative, elle possède tout de même une certaine dramaturgie, exprimée au travers de sa structure. Tout compte fait, cette pièce est assez classique, voire antique.
Tu t’attaques à une multitude de moyens et de médias et semble, qui plus est, parfaitement décomplexé vis-à-vis du vieux mythe de l’« art total ».
Selon moi, un artiste doit toucher à tout, ou presque. Faire plusieurs choses à la fois n’est que l’autre nom de la « réalité » ou de l’ « actualité » : arts visuels, expositions, performances, musique, vidéo, etc. On qualifie parfois cette tendance de postmoderne, mais pour moi qui suis japonais, ce mot ne fait pas grand sens. Le Japon n’a jamais connu de véritable âge moderne. Nous sommes passés directement du prémoderne au postmoderne. Bien entendu, je ne sous-entends pas que le Japon n’ait jamais été en contact avec la modernité occidentale ; il en a importé certains aspects, mais dans un laps de temps très court. La société japonaise dont je suis issu est un véritable « collage ». C’est une des raisons pour lesquelles je ne veux ni ne peux me limiter. Aujourd’hui, Led Zeppelin peut légitimement voisiner avec Bach. Je veux pouvoir évoluer dans toute l’étendue des moyens qui s’offrent à moi.
/// Entretien réalisé par Stéphane Roth pour le Festival d’Automne à Paris (2012)