Pour l’amour des notes
Ensemble à géométrie variable dont l’âme est constituée par le duo – à la ville, comme à la scène – formé par la soprano Françoise Kubler et le clarinettiste Armand Angster, Accroche Note a pris part à presque toutes les éditions de Musica. Zoom sur une formation qui a traversé plus de quarante ans de musique contemporaine suscitant 374 créations.
Une maison à colombages à l’architecture complexe, en plein cœur de Strasbourg, retapée et remaniée de la cave au grenier entre 1979 et 1982. C’est là qu’Accroche Note vit, travaille, répète, stocke des centaines de partitions… Au cœur de l’été, Françoise et Armand nous reçoivent, juste avant de faire à nouveau leurs valises pour Belle-Île-en-Mer, où ils coproduisent depuis 16 ans Plage Musicale en Bangor, à la fois festival et académie. Au mur, quelques souvenirs. Une bande magnétique accrochée à un clou où se trouve un solo du mythique contrebassiste Barre Phillips, un complice de longue date, voisine avec la maquette d’une mise en scène de Venu des sept jours de Karlheinz Stockhausen qu’ils ont monté avec les élèves du TNS. Ils y enseignaient chacun à la fracture entre les années 1970 et 1980, alors que le directeur de l’école était Claude Petitpierre. « Ça ne nous rajeunit pas », s’exclame Armand.
Création
Tout a commencé à la fin des seventies. Françoise se souvient : « J’étais étudiante en musicologie et en chant à Strasbourg et avais vu Armand jouer dans Vol de Nuit, un groupe de jazz qui se produisait sur une péniche amarrée quai des Pêcheurs, mais aussi au sein de l’Ensemble instrumental du Studio 111 de Détlef Kieffer. » Et de poursuivre : « Nous nous sommes rencontrés pour de vrai dans l’entrée du Palais des Fêtes. » L’envie de faire de la musique ensemble naît rapidement. Le premier concert ? Il s’est déroulé à l’Ancienne douane – le lieu d’exposition de la ville avant l’inauguration du MAMCS – avec D’un Désastre obscur de Gilbert Amy. La musique était alors en effervescence, fortement soutenue par Jack Lang et Maurice Fleuret, emblématique directeur de la musique au ministère de Culture.
Il faut bien trouver un nom à l’ensemble. Accroche Note naît en 1981 : « Nous voulions accrocher les notes ensemble et contribuer à ce que la musique dite contemporaine soit moins redoutée par le public », résume le clarinettiste. Au départ, « nous nous intitulions “Groupe de réalisation musicale”, parce que nous voulions couper les ponts avec les canons du concert traditionnel, aller vers des hybridations mêlant partition, théâtre, performance… », renchérit sa complice. Au début des années 1980, ils œuvraient le plus souvent en trio avec le percussionniste Jean-Michel Collet, faisant aussi beaucoup de théâtre musical. Pour la première édition de Musica, en 1983, Françoise écrit même une pièce intitulée Théâtre en hiver, jouée dans un ancien garage. Au fil des ans, Accroche Note devient un ensemble à géométrie variable dont les contours évoluent en fonction des projets. Aujourd’hui, ils collaborent ainsi régulièrement avec le pianiste Wilhem Latchoumia ou le violoncelliste Christophe Beau.

Créations
« D’une certaine manière, nous avons grandi en même temps que Dusapin, Aperghis et les autres », résume Françoise. Voilà deux compositeurs essentiels dans la trajectoire de l’ensemble. Le premier, « nous l’avons rencontré à La Rochelle, en 1982. Ce fut un coup de foudre réciproque. Le rapport humain est important dans la création. On joue d’autant mieux une pièce qu’on connaît bien son auteur », explique Armand. « Ils m’ont appris une très grande partie de mon métier », confiait même le compositeur à Pierre Gervasoni dans les colonnes du Monde, en 2013. Les disques se sont multipliés, les créations aussi. Parmi une cataracte de partitions, citons By the way (pour clarinette et piano), le Trio Rombach ou encore Wolken, page pour soprano et piano, errance goethéenne évoquant cumulus, nimbus et autres cirrus. Françoise chanta même à la création de son premier opéra Roméo et Juliette, en 1989. « C’était un jeune compositeur, nous étions un jeune ensemble », résume-t-elle. Autre rencontre fondatrice, celle de Philipe Manoury, à la Villa Médicis « où nous jouions souvent les œuvres des résidents. Un soir, avec Philippe et un groupe de musiciens, nous cherchions un restaurant à Rome. Nous en trouvons un. Il nous font attendre pour avoir une table. Une heure passe, deux… Pendant ce temps, le vin coule à flots. Philippe Manoury danse sur les tables, c’était quelque chose ! En ayant marre d’être pris pour des imbéciles, on se lève et on se casse… sans payer. Coursés par la police, nous nous échappons, sauf le compositeur luxembourgeois Claude Lenners qui paye l’addition », se souvient amusé Armand.
Plus sérieusement, lister ceux qui ont écrit pour Accroche Note revient à explorer le gotha de la composition contemporaine, de A à Z, de Georges Aperghis à Walter Zimmermann. Certains sont de véritables compagnons de route à l’image de James Dillon et Franco Donatoni, mais aussi François-Bernard Mâche dont « la musique est d’une telle fraîcheur, d’une telle simplicité. Ses Trois chants sacrés, ces témoins vivants de langues mortes expriment une force tellurique incroyable », décrit Françoise. Citons aussi quelques disparus comme Jonathan Harvey avec le génial Chu, Olivier Greif mort à 50 ans qui a écrit L’Office des naufragés, « un pianiste incroyable, une bête au sens noble du terme. On aurait dit un ours sur un instrument, mais avec une légèreté et une intensité invraisemblables ». Et que dire de Christophe Bertrand, génie météorique mort à 29 ans ? « Le 5 octobre 2010, je chantais Diadème à Musica. Il avait mis fin à ses jours le 17 septembre. J’ai mis un temps fou à m’en remettre physiquement. C’était terrible », confie-t-elle.
Enseignant au Conservatoire de Strasbourg, le duo s’attache aussi à faire découvrir des créations des étudiants des classes de composition comme Demian Rudel Rey ou Jiwon Seo, dont Eon 3m, oq pour voix et électronique figure sur le récent CD Solo voice + : « Depuis toujours, j’ai été attirée par l’électronique en dialogue avec la voix, comme une prolongation de celle-ci, en résonance. J’attendais avec impatience une pièce qui me donnerait du fil à retordre : une pièce exigeante et rude, à la ligne vocale explosée. Ce défi, je l’ai trouvé : sons gutturaux, sauvages, technique “fry” jusqu’à la voix de métal, la voix aux confins du râle et de l’implosion », explique Françoise. Toujours être en recherche, en mouvement, ne jamais s’arrêter : « Nous n’avons pas envie que ce répertoire s’embourgeoise. Il y a quelques années, nous avons joué à Odessa dans un festival durant deux jours et deux nuits non-stop au cœur d’une usine en ruines. Il ne faut surtout pas perdre cette énergie », explique Armand. Et sa complice de renchérir : « On ne pense pas à ce qu’on a fait dans le passé. Nous sommes toujours des débutants. » Et lorsqu’on lui demande si ces “débutants” ont des regrets, la réponse fuse : « Ne jamais avoir créé de pièce de Kaija Saariaho. » Voilà qui pourrait s’arranger à l’avenir.
— Hervé Lévy
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© Benoit Linder