John Cage : « I have nothing to say and I am saying it »
Avec Cage au carré, Bertrand Chamayou et Élodie Sicard s’emparent des premières pièces de John Cage pour le «piano préparé». Portrait de cet artiste dont l’œuvre, à l’apparente simplicité, révèle un des projets artistiques les plus hétérogènes du vingtième siècle.
par Evan Rothstein
Structurer la liberté
« I have nothing to say and I am saying it » (Je n’ai rien à dire et je le dis), avec ces mots adressés aux membres de « Artists' Club » à New York, Cage faisait la démonstration même d’une prise de distance à l’égard de la composition musicale, de ses motivations et de ses techniques, inspiré et fasciné par la culture zen.
Il n’est pas anodin de souligner que le club auquel s’adressait Cage était principalement un réseau d’artistes peintres : comme disait Varèse avant lui, ce sont les peintres qui avaient su « répondre aux mondes – un monde complètement différent – dans lequel ils se sont trouvés, alors que la musique continuait à s’inscrire dans des patrons arbitraires appelés formes et suivant des règles obsolètes.↦1 » Mais en contraste avec la multiplication de déclarations renonçant à l’intentionalité – « What we do, we do without purpose. The highest purpose is to have no purpose at all » – Cage s’est donné la tâche dans sa Lecture on Nothing de structurer minutieusement son matériel. Ce serait une véritable préoccupation, l’invention et le développement de procédures de structuration, le libérant de sa volonté de s’exprimer. Même 4’33” – son oeuvre la plus célèbre libérant les sons et l’écoute, ainsi que la pièce qu’il a considérée comme la plus importante de sa carrière –, a été conçue avec des divisions du temps plus ou moins soigneusement calculées. C’est un trait qui sera partagé bien plus tard, mais dans un but différent, par le metteur en scène Robert Wilson.
Immense paradoxe, ce compositeur libérateur de sons dont le nom signifie une sorte de prison, celui qui renonce à la surdétermination compositionnelle de nombre de ses pairs invente joyeusement et sans cesse de nouveaux systèmes pour organiser les sons ainsi libérés↦2. Son sourire bouddhique éternel et son optimisme légendaire masquait un besoin permanent de reconnaissance et de création, son image de marginal de la musique contemporaine faisait oublier l’incroyable liste d’amis influents qui furent, tout au long de sa carrière, ses admirateurs. Son parcours est jalonné de rencontres intenses avec les personnes les plus remarquables de son temps – Duchamp, Suzuki, Rothko, Pollock, Rauschenberg, Cunningham, Buckminster Fuller – et sa pensée enrichie par des sources inattendues dans l’Amérique des années 40 et 50, notamment la musique de Satie, les écrits d’Artaud, le I Ching.
Une force fédératrice
La figure de légende, expérimentateur et autodidacte, critiquée par le premier grand maître de son choix – Schoenberg – peut faire oublier ses échanges intenses et fructueux avec d’autres compositeurs – Cowell, Boulez, Feldman, Earle Brown ; l’insouciance de ses écrits détourne le regard de ses remarquables compétences d’organisateur et de rassembleur. Ceux qui se contentent de l’image de l’iconoclaste isolé sont surpris de le découvrir en intermédiaire infatigable au début des années 50, intervenant avec une force de persuasion étonnante auprès des ambassades, des universités et des fondations, contactant personnellement des grandes figures institutionnelles de la musique américaine comme Aaron Copland ou Virgil Thomson pour obtenir le financement d’une résidence pour Boulez ou pour faire la promotion de sa musique↦3. Très avisé, l’éternel outsider se trouve déjà membre d’un comité de sélection de compositeurs pour l’Institut d’Éducation Internationale !
Le fait d’avoir trouvé sa place en compagnie de peintres et de danseurs est mentionné par les musicologues comme une sorte de blessure, là où l’intéressé n’aurait vu que des avantages : et la liste de ses camarades de route de ses années formatrices se lit comme une anthologie de l’art du XXe siècle. La communauté d’artistes qui se réunissait autour de la 8e avenue à New York dans les années 50 était en réalité au centre même d’un des mouvements artistiques les plus importants du siècle, l’abstract expressionism, et les réunions du fameux « Club » – auxquelles Cage était un invité de prédilection – étaient des lieux d’échange et de débat presque sans pareil aux États-Unis 5. C’est à cette époque que Cage, Feldman, David Tudor et plus tard Earle Brown se voyaient régulièrement, c’est l’époque des résidences au Black Mountain College avec Merce Cunningham, Robert Rauschenberg, Willem et Elaine de Kooning et Buckminster Fuller, qui ont débouché sur la première américaine du Piège de Méduse de Satie et le fameux Untitled Event.
Le rejet du maître Schoenberg – « Vous n’avez aucun sens de l’harmonie » aurait-il dit au jeune Cage – semble, dans le récit de son voyage initiatique, comme une nécessité, un conflit qui l’oblige à détourner les exigences de l’apprentissage traditionnel – ou des lacunes – à son avantage. La signification de ce rejet est signalée d’une certaine manière par la fréquence avec laquelle Cage y faisait allusion : là où d’autres artistes sont lancés par la découverte de leur talent, lui est poussé à la porte. Pour être accueilli ensuite et apprendre à jouer aux échecs avec Marcel Duchamp. On dirait le début d’une fable, une version musicale de Zen et l’art du tir à l’arc.
L’ouverture et la simultanéité
Mais le trait essentiel qui lie tous les moments de cette vie débordante d’invention et de création est celui de l’ouverture. Que ce soit en travaillant avec les danseurs, les peintres, les philosophes, les architectes ou en puisant ses sources dans la philosophie indienne ou zen, l’oeuvre et la vie de Cage sont marquées par un singulier rejet de catégories et de frontières. C’est cet esprit qui le pousse très tôt à écrire pour le toy piano, à travailler avec des instruments de percussion indéterminés ou non conventionnels et à transformer le piano en orchestre de percussions modulable par l’insertion d’objets divers entre ses cordes, le fameux piano préparé. Cette attitude va jusqu’à considérer ses oeuvres comme du matériel à géométrie variable, à juxtaposer à volonté avec d’autres oeuvres. Après une longue liste de pièces qui, par leurs procédés d’indétermination, ont permis au compositeur de mettre en mouvement des sons qu’il ne contrôle plus, Cage a entrepris des projets de représentation simultanée d’éléments hétérogènes tels que le Musicircus ou les Europeras. Les programmes de Musica 2012 consacrés à John Cage s’inscrivent dans cette désacralisation de l’oeuvre pour suivre une démarche de création interdisciplinaire.
Précurseur et descendant : Charles Ives
Dans deux de ses oeuvres emblématiques, The Unanswered Question et Central Park in the Dark, Charles Ives (1874-1954) traite aussi des questions d’ouverture, de juxtaposition et d’identité. John Cage admirait la musique de Ives et, comme beaucoup d’autres musiciens américains de sa génération, n’avait connu pratiquement que ces oeuvres là, parmi les plus avant-gardistes de son répertoire. De Ives, les musiciens des années 30-50 connaissaient principalement son hostilité exprimée envers le conservatisme de son professeur de l’Université, son mépris pour la musique sentimentale de Tchaïkovski ou de Debussy, sa ferveur pour ce qui était de la vie des gens de la Nouvelle Angleterre de sa jeunesse, son goût pour des expériences polytonales, polyrythmiques et formellement innovatrices. La consonance, le contrepoint, la bonne orchestration, la forme sonate étaient pour lui – il semblerait – autant de marqueurs de faiblesse morale, de manque d’imagination et de décadence européenne.
Manifestation liée
Projection Music'Arte
samedi 21 septembre 2019 16h30
Palais de la musique et des congrès - salle René Cassin
Bien qu’il soit réducteur de dire que les pièces expérimentales sont représentatives de la musique de Ives – il a bien eu un apprentissage approfondi dans l’écriture de la musique de son temps, ayant écrit des sonates, des symphonies et des mélodies s’inscrivant parfaitement dans la tradition austro-germanique. L’aspect narratif et nostalgique de Central Park in the Dark, comme évocation de l’expérience réelle des sons dans l’espace, serait un point de référence pour tous ceux qui recherchent à la fois de nouvelles ressources sonores et de nouvelles techniques de signification musicale. The Unanswered Question, dans sa première version sans barres de mesures et avec son contenu purement abstrait, montrait la voie vers l’oeuvre ouverte et la musique aléatoire.
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Cité dans The New York Schools of Music and Visual Arts, Steven Johnson, éd. (New York, Routledge, 2002), p. 2. - ↥
Voir l’excellent livre de Jean-Yves Bosseur mettant en évidence les préoccupations structurelles ou structurantes du compositeur John Cage (Paris, Minerve, 1993) - ↥
Pierre Boulez/John Cage, Correspondance. Textes réunis, présentés et annotés par Jean-Jacques Nattiez (Paris, Christian Bourgois, 1991), p. 89, 105.