Une mer dans la bouteille ou comment (re)penser l’écoute

Une mer dans la bouteille ou comment (re)penser l’écoute

Expérience à mi chemin entre l’installation artistique et le dispositif scientifique et expérimental, le Laboratoire de l’écoute #1 a été conçu pour analyser et objectiver les différents modes et degrés de l’écoute. David Christoffel et Bastien Gallet, concepteurs du laboratoire, reviennent sur la genèse de cette expérience repensée aujourd’hui pour Musica dans le cadre de son Académie des spectateurs.

par David Christoffel et Bastien Gallet

« imaginons que les épistémologues étudient les caractéristiques des bateaux (connaissance) enfermés dans des bouteilles (validité) alors qu’ils vivent dans un monde où tous les bateaux sont déjà en bouteille, parfaitement collés, leurs ficelles enlevées. Dans ce monde-là, un bateau à l’intérieur d’une bouteille est un objet physique, et comme il n’existe aucun moyen d’inverser le processus, il n’est pas facile d’accepter l’idée que ce bateau ait pu n’être rien d’autre qu’un tas de baguettes.» ↦1

Chaque écoute est comptabilisée. Chaque émotion musicale est susceptible d’être scrutée. Chaque inflexion dans le ressenti est potentiellement anticipée par des puissances de calcul démultipliées. Et maintenant que tout est question d’enquêtes, de laboratoires, de calculs savants et de comportements quadrillés, nous voudrions encore et encore faire une expérience ? Mais qu’est-ce qu’une expérience pourrait bien nous apprendre ? Comment une écoute distraite, une pensée parasite, un moment d’égarement pourraient-ils y trouver leur place ? Au nom de quoi faut-il, à leur tour, les comptabiliser ? Qu’y aurait-il encore à dire sur l’ouïe que la biologie et les sciences cognitives n’auraient déjà pensé ? Et comment faire entrer autant de questions dans une boîte de moins de 4 mètres sur 4 ?

Alors que la culture expérimentale a fini par séparer l’écoute de l’ouïe, alors que le culte de l’expérimentation a forcé l’esthétique à se faire spéculative pour échapper aux griffes des sciences positives, le Laboratoire de l’ouïe ↦2 se donne pour jeu d’aménager dans un espace restreint, un protocole qui donne asile à ce que l’expérience en laboratoire a du mal à considérer comme des facteurs pertinents : le contexte culturel de l’écoute, sa réflexivité, le fait qu’elle est incarnée et qu’un corps qui bouge n’entend ni n’écoute de la même manière qu’un corps immobile, l’importance de ce qui précède l’expérience, du lieu où elle se déroule (par exemple de ses dimensions), de l’ambiance visuelle et bien entendu des attentes du sujet participant. La principale différence entre notre protocole expérimental et ceux des sciences positives est qu’il ne se construit pas autour d’une question spécifique, mais d’une multitude. L’inconvénient est que nous ne pouvons pas déterminer avec certitude à quelle question le sujet a répondu. L’avantage est que ses réponses seront moins prévisibles et donc plus intéressantes. L’expérience – c’est une de ses ambitions principales – doit lui offrir la possibilité d’être créatif et donc de déjouer les attentes des expérimentateurs.

À sa refondation en 2013 (dans le cadre de l’Atelier des Testeurs), le Laboratoire de l'ouïe avait soumis 20 sujets d’âges et de sexes différents à des écoutes d’œuvres musicales aux genres les plus variés, pour solliciter des retours eux-mêmes hétérogènes : réponse à des questionnaires, tests artisanaux de mémorisation de mots, observation peu directive de cochons d’inde, manipulations d’objets... De cette expérience, il est apparu que les participants s’éprouvaient eux-mêmes comme des explorateurs de biais expérimentaux : parce qu’ils ont à plusieurs reprises interrogé l’expérience elle-même, ce à quoi nous les incitions, ils ont fait preuve d’une initiative manifeste. Autrement dit, ils ont fini par inclure le parasitage (ou cadrage…) dans leur expérience d’écoute. Les déductions que nous avons pu faire à partir des captations vidéo des participants ne répondaient pas à la typologie des émotions répertoriées par les sciences cognitives. De nombreuses mimiques sont apparues comme des stratégies dilatoires destinées à passer le temps : s’adresser à soi-même une impression d’ennui – une émotion courante que le FACS (Facial Action Coding System) n’intègre pas. Ils ont démontré qu’il y avait un art de l’ennui : de l’occupation expressive du temps. Dans la mesure où le cadre expérimental s’avérait propice à questionner non seulement son écoute mais également certains paramètres de l’expérience et à intégrer ce questionnement comme une composante décisive dans un parcours d’écoute musicale, nous avons pu faire la preuve que ce contexte d’écoute in vitro était propice, pour chacun des participants, à organiser de manière relativement autonome sa propre médiation musicale, par exemple en produisant avec les objets disposés devant eux une grande variété de formes – que nous avons interprété comme des manières semi-conscientes de médiatiser leur écoute.


Plan de la cellule et de l'installation lumière — Laboratoire de l'écoute #1 © Laurine Firmin
Plan de la cellule et de l'installation lumière — Laboratoire de l'écoute #1 © Laurine Firmin

Pour le festival Musica, nous avons conçu une « Boîte à ouïr » dont les artifices expérimentaux ont vocation à ouvrir la possibilité d’une écoute enrichie : ouverte au contexte au sens large et propice à tout une palette de médiatisations potentielles et de distanciations critiques. Au lieu d’isoler un unique facteur de comparaison auquel serait soumis successivement plusieurs panels (procédure on ne peut plus classique), notre dispositif multiplie les points de discrimination des réactions d’écoute et maintient volontairement des flottements protocolaires afin de favoriser l’émergence de nouveaux critères d’analyse (les seuils, les humeurs et les zones frontières nous intéressent plus que les distinctions trop appuyées et les oppositions de principe). Nous avons ainsi multiplié les éléments contextuels de manière à évaluer leur influence, peu étudiée, sur l’écoute : ambiance lumineuse, mouvements à accomplir, interventions de l’appariteur, voix off, interaction avec un animal, etc. Le choix des morceaux proposés a pour ambition de travailler sur l’ambiguïté des catégories qui structurent la réception musicale (produit/enregistré, son/bruit, improvisation/écriture, etc.), dans le but d’amener les sujets à s’interroger aussi bien sur leurs propres critères que sur les concepts qui organisent le champ de la culture musicale. L’évaluation des réactions des participants, qui seront forcément plurielles, portera sur les réponses aux questions posées mais également sur les actions qu’ils accompliront (par exemple de manipulation des objets disposés changeants devant eux). Cela devrait nous permettre de tester : 1) leur capacité à réfléchir ou tout au moins à médiatiser leur écoute (ainsi que les modalités de cette médiation), 2) leur réaction face aux divers parasitages que nous mettrons en place, qu’ils choisissent de les intégrer comme paramètres de l’expérience ou bien de les considérer comme des facteurs accidentels, 3) leur propension à réfléchir l’expérience elle-même, voire à la contourner ou à la déjouer, 4) leur créativité d’auditeurs actifs et les manières dont elle s’exprime. Ce sont notamment les modes et les degrés de cette activité que nous voudrions pouvoir décrire, raison pour laquelle notre protocole est pluriel et flottant, les questions souvent détournées et les évènements nombreux.

Nous ne pensons pas que l’écoute puisse se réduire à la perception active des sons. Nous pensons qu’elle inclut tout ce qui se passe dans la proximité du sujet écoutant, même ce qu’il n’entend pas ou à peine, et bien sûr tout ce qui relève des autres champs perceptifs. Nous n’opposons pas ouïr et écouter, pas plus qu’il nous paraît possible d’isoler l’oreille des autres organes sensoriels. L’autonomisation des sens et des champs perceptifs est un fait moderne qui fut conjoint à la division des facultés et à la séparation des arts. Notre expérience entend rétablir la continuité des facultés, des pratiques, et des sens. Toute écoute est à la fois atmosphérique (écologique dirait James Gibson), réflexive et plurimodale, active dans sa passivité même.

Ce qui fait de cette expérience moins une bouteille jetée à la mer dans l’espoir (mort-né) qu’un effet papillon parvienne à former quelque part un miracle d’ampleur, qu’un plaisir pris à épanouir un style d’enquête qui veut mettre toute la mer en bouteille, quitte à redéfinir tous ensemble ce que nous voulons entendre dans une bouteille et ce qu’elle est à même de contenir.

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expérience gratuite menée du 11 au 28 sept 2019
durée : 45mn
La Chaufferie – HEAR

conception et direction artistique | David Christoffel et Bastien Gallet
scénographie | Laurine Firmin
avec la participation de Sarah Jamali, Gladys Morel, Julien Pétin

production Musica


  1. Harry M. Collins, « Les sept sexes : étude sociologique de la détection des ondes gravitationnelles », in Michel Callon et Bruno Latour (dir.), La Science telle qu’elle se fait, Paris, La Découverte, 1991, p. 263.

  2. Les résultats de cette session sont disponible en ligne, dans la revue P-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e n° 1 (2014) : en français : http://www.p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e.org/?p=614&lang=fr et, en anglais : http://www.p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e.org/?p=619