Composer l’image
L’image et la vidéo comme terrain de composition est une tendance forte de la création musicale depuis une dizaine d’années. À travers une sélection d’œuvres, François Sarhan propose un panorama des pratiques.
par François Sarhan
La Nouvelle Vague est indissociable de l’évolution technique des moyens de tournage (portabilité des caméras, amélioration des micros, etc.). L’autonomie nouvelle des réalisateurs a alors permis de filmer caméra à l’épaule dans une voiture, dans la rue, sans la lourdeur et le coût du studio, et ainsi de stimuler un nouveau vocabulaire cinématographique où le réel, le fortuit, l’improvisé pouvaient être saisis en direct, jusque sur l’avenue des Champs-Élysées dans À bout de souffle de Michel Godard.
Une autre évolution technique, au moins aussi importante, à la fin des années 1980, est celle du développement des caméscopes et des ordinateurs personnels, des logiciels de montage audio et vidéo (Logic Audio, Imovie ou Final Cut), qui ont permis à tout détenteur d’un micro-ordinateur d’élaborer son propre studio audiovisuel. Si l’explosion des clips et vidéos musicales, ainsi que des captations de concert a été le symptôme le plus visible de cette évolution, une autre région de l’écosystème artistique a été touchée : des compositeurs de musique contemporaine — qui du reste n’avaient jusqu’à présent témoigné que d’un intérêt mitigé pour la musique de cinéma — se sont emparé de ces dispositifs, non plus pour produire de la musique sur des images, ou colorer leur musique d’un adjuvant visuel, ou la promouvoir, mais pour penser un genre où le son et l’image pouvaient être conçus et réalisés de concert. Les questions éternelles de la relation entre musique et image furent dès lors — et le sont encore — formulées à travers un nouveau paradigme : l’image n’est plus prééminente, elle peut provenir du son, du geste instrumental ; le son n’a plus à respecter le rythme des images, le montage peut être strictement musical (et non plus métaphoriquement) ; l’auteur n’est pas forcément cinéaste (de même que le compositeur n’est plus forcément musicien). Or il n’est pas uniquement question d’un changement de hiérarchie entre des domaines d’activité : l’image peut désormais être une source de production du son, et la captation d’un musicien en train de jouer peut critiquer cette performance, multiplier les angles de l’écoute, en mettant le son en perspective. L’image interroge alors et nourrit le musicien, et n’est plus seulement une fenêtre sur sa pratique : elle se fait également pratique.
La démarche est comparable à celle, vingt ans auparavant, du théâtre musical : l’activité gestuelle ou verbale produite par les musiciens sur le plateau érode les limites entre théâtre et musique, comme l’image filmée produite par des musiciens rend flou le rapport entre le son et l’image : le son est visible, l’image est à écouter.
Une multitude de questions surgissent ici. En quoi un compositeur peut-il se prétendre réalisateur de film ? Le cinéma n’est-il pas un art et un monde à part entière, avec ses règles, ses codes et ses compétences déterminées ? Comment un musicien pourrait-il échapper au pire amateurisme dans le domaine ? Est-il véritablement possible d’élaborer une pensée, un discours, un langage, des œuvres dans deux domaines simultanément, domaines chargés historiquement ? Le compositeur réalisateur réalise-t-il en tant que compositeur ? Ou dissocie-t-il deux phases, reconstituant de la sorte la division traditionnelle du travail entre deux artistes aux approches spécifiques ? D’ailleurs, pourquoi les compositeurs ne collaboreraient-ils pas avec des vidéastes, plutôt que tenter eux-mêmes de faire des films ?
Dans le paysage actuel, disparate, aucune réponse générale ne calme l’angoisse fétichiste de la séparation des tâches. Certains compositeurs collaborent avec des vidéastes aussi, certains réalisent plus qu’ils ne composent, d’autres filment comme ils composent. Seul point commun : ces questions semblent de plus en plus désuètes alors que la génération Y (ou Millenium) apprend et se développe grâce à l’outil incontournable que représente l’Internet. Une grande partie de cette activité nouvelle — à savoir, des films-musique, des films-son, ou des compositions d’images — n’auraient jamais vu le jour hors du contexte technique dans lequel nous évoluons, sans informatique ni Internet. Il n’est pas exagéré de dire que Youtube a offert une plateforme où des formats de création marginaux ou embryonnaires sont visibles, gratuitement, massivement, n’importe où et n’importe quand, alors que des formats tels que les films de compositeurs, ou films-musique ne sont reçus ni du monde du cinéma (qui rejette aussi les vidéastes, pour les mêmes raisons) ni jusqu’à récemment du monde de la musique. Oui, intégrer de la vidéo dans la création musicale est aujourd’hui courant, sinon un « must », mais considérer les œuvres vidéos des compositeurs comme un genre, discuter de ses techniques, ses positionnements et ses attendus n’est pas encore dans le paysage critique ni institutionnel, et Youtube agit encore aujourd’hui comme « la » source principale de diffusion de ces œuvres.
La sélection que j’ai souhaité présenter à la demande du festival Musica n’a aucune prétention scientifique. Il ne s’agit pas d’un panorama critique qui embrasserait toutes les tendances sur une période donnée. Il s’agit plutôt d’une zoologie amateure, à travers laquelle je tente de dégager des lignes de forces, des préoccupations communes, dans le but assez lâche d’éclaircir pour chacun des compositeurs qui a bien voulu se prêter au jeu cette question : qu’est-ce qui vous pousse à vous consacrer à l’image, à la vidéo ou au film, et qu’est-ce que cela signifie pour vous en tant que compositeur. Non que je croie à la distinction ou à la séparation nécessaire des activités, mais constater une possibilité technique et sociale n’est pas suffisant pour éclairer comment la musique ou l’acte esthétique en général se transforment dans ces déplacements ou annexions. Dissocier acte esthétique et usage d’une technique est ici encore davantage vain qu’ailleurs.