Rebecca Saunders : « Le son,
c’est moi ! »
Rebecca Saunders s’impose sur la scène internationale. En 2019, elle est la première compositrice à obtenir ce que l’on peut considérer comme le Nobel de la musique, le prestigieux prix Ernst von Siemens. Björn Gottstein, directeur du festival de Donaueschingen, nous trace son portrait.
par Björn Gottstein
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Au pied du massif des Pics d’Europe, au nord-ouest de l’Espagne, à environ deux kilomètres de la mer, se trouve une petite maison asturienne, située à même la paroi rocheuse d’une montagne, et attenante à une forêt traversée par une rivière. Lorsque les fenêtres sont fermées, on est coupé du monde, et quand la nuit tombe, c’est l’endroit le plus sombre et le plus silencieux qui soit. L’air y est tellement humide qu’il étouffe tous les sons : on n’y entend pas un mouvement, pas un oiseau et pas un insecte, ni le ruissèlement de l’eau, ni le bruissement du vent — « rien d’autre qu’une dense obscurité et un vide absolu », selon Rebecca Saunders.
C’est un endroit étrange, à l’architecture archaïque, dont l’intérieur est envahi par tout un attirail de sorcière : des images, des poupées et une multitude d’artefacts pour éloigner les mauvais esprits. Dans les souvenirs de Saunders, cette tranquillité absolue avait quelque chose d’inerte, de presque lugubre, comme si la maison était un cercueil. Pour entendre de nouveau des sons, elle devait enfiler des boules Quies et s’isoler acoustiquement de son environnement. Se manifestait alors l’empreinte de son système circulatoire, son cœur vibrant en train de pomper du sang à travers son corps. Les sons de la vie.
Lorsque Saunders relate son séjour dans les Asturies, on perçoit de l’émerveillement dans sa voix et, en l’écoutant, on ressent à quel point l’expérience l’a affectée — non seulement parce qu’auparavant, elle avait toujours vécu dans des villes, mais aussi parce qu’elle en a retiré quelque chose sur le sens du silence, « son poids et son obscurité ».
Ces traits rappellent bien sûr John Cage et son expérience d’une chambre anéchoïque, où il découvrit que, même dans l’immobilité d’un environnement mécaniquement dépourvu de tout son, il continuait à entendre quelque chose, deux sons en l’occurrence : un plus grave (son système circulatoire) et un plus aigu (son système nerveux, pense-t-on). Dans le monde de la musique contemporaine, le récit de Cage a atteint un statut presque mythique. De nombreuses interprétations en ont été données, qui s’accordent d’ordinaire sur un point : le silence absolu n’existe pas.
Cependant, l’expérience de Saunders dans les Asturies est presque diamétralement opposée à celle de Cage, à plusieurs égards. D’abord, sa rencontre avec le silence s’est faite dans un cadre naturel, et non dans une pièce construite à cette fin. C’est le silence qui est venu à elle. « Troublée par ce silence total, je mets mes boules Quies pour me rassurer avec le son de mon sang qui circule dans mes veines. » Et ainsi, elle expérimente non seulement la sensation auditive des sons du corps, mais aussi quelque chose que le compositeur américain pensait impossible : le silence complet. Par cette découverte, elle a déconstruit la légende entourant l’expérience de Cage. Non pas qu’elle souhaite réfuter ou dénigrer son prédécesseur ; elle cherche simplement à observer et à se renseigner. Et ce faisant, elle a démontré que le silence est infiniment plus que l’absence de son.
2.
Saunders a grandi à Brixton, un quartier populaire, « bruyant et extrêmement vivant » de Londres, et vit aujourd’hui à Berlin : deux métropoles qui palpitent de mondes sonores très riches. Elle a toujours été très attachée à ce type d’environnements : « L’énergie et les sons d’un milieu urbain nourrissent mon sentiment d’être en vie. J’aime concentrer et reconcentrer mon oreille, jouer avec ma perception des événements et des surfaces sonores, plongée dans la cacophonie d’un paysage sonore urbain, et sentir autour de moi le bruit blanc qui menace de m’assourdir. »
Le silence est en cela plus l’exception que la norme. Il établit quelque chose sans lien avec notre expérience quotidienne. Il conditionne notre capacité à reconnaître de la musique ou de l’art dans des sons, à nous fondre dans nos sensations acoustiques et à découvrir des lieux inconnus. « Le silence, c’est la toile de fond du son », dit Saunders. « Il cadre le son. » En soutenant et en délimitant le son, le silence remplit deux fonctions qui concernent moins l’œuvre en soi que son contexte — la musique se déploie dans l’espace d’une toile et d’un cadre.
Le concept de silence a fini par être saturé de significations et n’est plus guère au cœur des réflexions de la musique contemporaine. Dans les œuvres de Rebecca Saunders en revanche, le silence est essentiel, car sa musique éclot et se développe souvent à cet endroit. Bon nombre de ses gestes musicaux commencent avec l’expression « dal niente » (à partir du néant). Saunders extrait de la musique du silence. Pour elle, le silence, c’est une absence en quête d’une présence. Il ne s’agit pas d’une forme de sacré, mais d’une catégorie dialectique.
Depuis quelques années, une contradiction fondamentale se manifeste de plus en plus dans les œuvres de Saunders, une contradiction productive qui donne à sa musique une identité à la fois acoustique et structurelle. D’un côté, une certaine instabilité émane du silence — statique, réduit, squelettique —, tandis que de l’autre, la compositrice associe des gestes abrupts, explosifs à des états de colère, à une pulsion d’agression. « Ce qui me fascine, c’est de créer une tension musicale extrême […], un paysage acoustique représentant une surcharge d’énergie évidente, comparable à la colère divine. » Cette contradiction affleure le plus clairement dans ses pièces pour piano des années 2000. Des œuvres telles que Choler ou Crimson reposent entièrement sur ce contraste tranché, entre l’inactivité statique, immobile, contenue et l’agressif, le volatile. À la fin de Choler, une mélodie simple et mélancolique suggère allusivement une issue à cette lutte insoluble. Ce contraste n’est pas une réconciliation ni un salut, mais un moment de réflexion, qui accentue l’intensité de la colère. Ces moments sont souvent présents à la fin des premières pièces de Saunders — des boîtes à musique ou des disques vinyles venant interrompre le conflit acoustique.
Cette contradiction est exacerbée dans des pièces qui unissent les deux mondes en un unique fragment sonore central, notamment dans un certain nombre d’œuvres récentes pour cordes : dans le concerto pour violoncelle Ire, le quatuor pour cordes Fletch, le concerto pour violon Still, et dans Solitude, pour violoncelle solo. Un rôle central y est dévolu à un trille harmonique double, qui établit un son instable. Par des glissandos, il obscurcit son identité, à l’aide de coups d’archet poussé excessifs, donnant au son de l’énergie, du volume et une direction, tandis que le mouvement mécanique du trille crée une atmosphère frénétique. La pièce peut être jouée sur un instrument dont les cordes sont soit faiblement tendues, ce qui en masque l’expression, soit très tendues, pour en aiguiser le son. Celui-ci est toujours fragile, et pourtant agressif et inexorable. Ce type de sonorité, dont la nature est déjà intrinsèquement contradictoire, est peut-être ce qui caractérise le plus clairement la dialectique de Saunders, le principe à partir duquel elle élabore l’ensemble de son univers sonore.
Manifestation liée
Orchestre national de Metz
samedi 21 septembre 2019 18h30
Palais de la musique et des congrès - salle Erasme
3.
Les œuvres de Saunders reflètent des états émotionnels et des tempéraments tels que la colère ou la mélancolie. C’est on ne peut plus manifeste dans des pièces telles que Choler et Fury. Ces sentiments sont souvent associés à de puissantes émotions corporelles et s’expriment dans des gestes sonores très physiques.
Pour la compositrice, cette dimension physique de l’expression est toujours explicite, mais on ne saurait réduire ses œuvres à cet aspect, tant la palette de significations qu’elles déploient est riche. Si l’on prête attention à cette physicalité du son, on découvre vite qu’elle imprègne les trois dimensions de la musique — la composition, l’interprétation et l’écoute —, et plus particulièrement l’interprétation. Saunders ne s’intéresse pas qu’aux phénomènes purement acoustiques, mais aussi au mouvement du corps et la manière dont il produit un son spécifique, un geste ou un fragment sonores. Elle collabore souvent avec des interprètes en aval du travail de composition, afin de rechercher un matériau sonore et d’établir un lien étroit avec leur manière de jouer. Cette relation intense entre leurs mouvements et le son produit par la musique de Saunders se manifeste clairement dans ses collaborations avec le trompettiste Marco Blaauw (pour qui elle a composé les pièces Blaauw, Alba, White et Neither), la violoniste Carolin Widmann sur la pièce Still, la violoncelliste Séverine Ballon sur Solitude, le clarinettiste Carl Rosman sur Caerulean et Aether, et avec la soprano Juliet Fraser sur Skin. Dans ces projets, Saunders voulait révéler et explorer les sons et le jeu propres à chacun de ces interprètes, et « ressentir la matérialité brute de la production de son ».
Dans l’une des premières analyses musicologiques qui lui a été consacrée, Robert Adlington dit la musique de Saunders « ressemble à la manière dont c’est joué », c’est-à-dire qu’il y a une corrélation particulière entre les sons et les mouvements exécutés pour les produire. Saunders décrit le lien entre les gestes physiques et musicaux — notamment dans Choler, sa pièce pour deux pianos, qui contient des traces d’une chorégraphie pour les pianistes — dans des termes similaires : « le buste qui se balance, le déclenchement du son par le geste physique, la chorégraphie des quatre bras, paumes, poignets, des articulations et de la pointe des doigts des deux musiciens ». Caractéristique unique de cette pièce, Saunders a pu tester au piano l’ensemble des sons au cours du processus de composition. « La relation entre les musiciens et leurs instruments est cruciale. C’est une pièce qui demande un intense engagement physique, pour l’interpréter, pour l’écouter et pour l’observer. » Même la simple présence d’un pianiste assis devant un piano provoque une expérience esthétique : « C’est du théâtre à l’état pur. C’est magnifique. »
4.
« Un rien me suffit pour me lancer dans une composition, dit-elle. Le soupçon d’un fragment sonore qui m’arrête, un simple geste annonçant une profusion de possibilités et de significations, un timbre particulier et ses transformations, une parole solitaire. »
On a parfois l’impression que Saunders ne se sert pas de ses oreilles uniquement pour entendre, mais aussi pour lire, voir, sentir et goûter. L’origine de ses œuvres se situe souvent au-delà du monde de la musique — livres, films, images. Les peintures de Mark Rothko et les films de Derek Jarman ont marqué ses œuvres. Chroma, un collage spatial de nombreuses pièces de musique de chambre à l’origine conçu pour le Turbine Hall de la Tate Modern de Londres, fut nommé d’après Chroma : un livre de couleurs de Jarman. On en trouve un autre exemple avec le monologue intérieur désinhibé et impénitent de Molly Bloom, à la fin de l’Ulysse de Joyce. Ce monologue surgit à travers toute l’œuvre de Saunders, à l’origine comme une divagation poétique pour des œuvres instrumentales telles que la collection de pièces intitulées Molly’s Song, dans lesquelles il est présenté sous une multitude d’angles différents : dans O, dans O Yes & I, dans Flesh et particulièrement dans Yes, un très vaste collage musical pour soprano et ensemble.
Saunders a grandi dans une famille de musiciens : son grand-père était organiste, sa grand-mère et ses parents tous trois pianistes, et sur les quatre pianos du domicile parental résonnaient de la musique classique comme du jazz. « Toute petite, je me rappelle que je dessinais, assise contre le mur dans le bureau de mon père, pendant qu’il jouait ou faisait répéter un chanteur. Ou bien j’étais allongée sous le piano, en train de m’imbiber des résonances de l’instrument. » La nature purement physique de l’expérience d’écoute se révèle très tôt en elle. Elle apprend le violon, appréciant particulièrement les œuvres de Jean-Sébastien Bach. C’est lors d’un voyage aux États-Unis que, jeune compositrice, elle découvre la musique de Morton Feldman, sentant au fond d’elle-même que la musique invite à une interprétation alternative du temps et de l’espace — et qu’un fragment ou un détail minuscule peut dissimuler un monde entier. Sa découverte du cycle Chiffre de Wolfgang Rihm l’invite à trouver sa propre voix compositionnelle : « Pour moi, sa musique possède une sensualité profonde et une approche extrêmement complexe et fascinante du timbre. La puissance vitale de sa musique a tout de suite résonné en moi, et j’ai su aussitôt qu’il me fallait prendre cette direction. » Peu après, Saunders déménagea à Karlsruhe pour étudier sous sa houlette.
Saunders décrivit plus tard le jour où Rihm arriva à son séminaire avec un CD du Duo pour piano et violon de Galina Oustvolskaïa. L’expérience l’avait submergée. Une épiphanie : « Quand la pièce s’est achevée, j’étais paralysée, sans souffle. J’avais été attirée dans un état sonore absolument incomparable pour moi à l’époque. La concentration extrême de l’intention, la clarté et la pureté de l’expression musicale, une passion et une obsession sans une once de honte. » On peut entendre dans la musique de Saunders l’écho des éléments qui, dans celle d’Oustvolskaïa, l’enthousiasmèrent tant : la dimension intensément physique, la force pure de la musique elle-même, et le caractère très direct de l’expression.
5.
Le rapport de Saunders aux écrits de Samuel Beckett confine à l’obsession. On pourrait presque soutenir que les pensées de l’auteur infusent son travail, ou du moins que ses textes résonnent dans sa musique. « Beckett pèse chacun de ses mots, ainsi que son ombre, son écho », écrit-elle. Ses textes ont un caractère à la fois « inexorablement direct et exceptionnellement fragile ». Les propos du narrateur de la pièce télévisuelle Trio du fantôme, que Saunders utilise dans Skin, sont un exemple parfait de ces qualités. « La poussière, c’est la peau d’une pièce », dit une voix. De façon typique chez Beckett, il se réfère à une perspective qui, en temps normal, échappe à nos sens. Il éclaire quelque chose que d’ordinaire, on interprète à la va-vite, si du moins on y prête attention. Si la poussière est la peau d’une pièce, alors la peau est quelque chose de perméable, d’instable et de poreux, qui contredit notre perception habituelle d’une enveloppe protectrice camouflant une machinerie interne. Entre les mains de Beckett, ces limites se dissolvent et c’est précisément à cet endroit que Saunders effectue sa recherche sonore. Si l’on devait esquisser une métaphore à partir des remarques de Beckett, on pourrait dire que la pièce Skin de Saunders convertit une surface perméable, instable et poreuse en une forme musicale. La poussière ne peut être conçue qu’en tant que surface, lorsque l’on s’attarde sur les détails, et l’on peut également dénicher cette caractéristique dans sa musique : la précision méticuleuse et l’approche presque scientifique de la recherche sonore animent tout son travail. Les tonalités sont recherchées et examinées. Ici, un autre trait du travail de Beckett apparaît : la réduction du texte à l’essentiel, le dépouillement de la langue jusqu’aux frontières de l’existence. L’intérêt de Saunders pour Beckett est d’autant plus évident. Elle aussi dépouille la musique jusqu’à son squelette, aux frontières de l’existence. Le silence sert toujours de point de départ à son écriture et à son écoute, et pourtant, la musique qui en émerge est loin d’être silencieuse. La tentative de ne rien dire mène, chez Beckett comme chez Saunders, à la formulation de quelque chose, à « l’expression d’une essence ».
D’autres termes importants dans l’œuvre de Beckett décrochent un rôle dans celle de Saunders : par exemple, les titres de pièces telles que Stirrings Still, A Visible Trace, Stasis, Murmurs, ainsi que Void, son concerto pour deux percussions et orchestre. L’équivoque du terme « void » (vide) contraste avec le vide reflété par sa signification : un vide primordial, un commencement, un trou, une dépression, une absence ; idem pour le verbe (to void), qui signifie annuler, invalider. « Le silence cache l’existentiel », dit Saunders. Cette sentence implique la réciproque selon laquelle, en musique, nous ne pouvons nous rapprocher de l’existentiel qu’à travers le silence. Void tente de faire l’expérience et d’exprimer quelque chose de ce néant, en changeant constamment de perspective, en modifiant l’étendue et la profondeur de champ du son. Que ce processus débouche sur une puissance fantastique, que la musique puisse occasionnellement se cabrer avec tant de férocité peut sembler contradictoire, mais c’est précisément cette énergie indomptée qui est nécessaire pour pénétrer dans la matérialité des choses.
Il est très révélateur qu’au centre du travail de Saunders, il y ait l’œuvre d’un auteur impossible à mettre en musique selon de nombreux compositeurs, ou qui appellerait, pour citer le compositeur Paul-Heinz Dittrich, l’invention d’une nouvelle musique. Saunders cherche et développe son monde sonore pas à pas, et à chaque nouvelle composition, elle ose repousser les limites de son exploration. Elle en tire une forme de musique nouvelle et unique, celle rêvée par Dittrich, une musique capable d’affronter la pensée contradictoire et discrète de Beckett. C’est une musique capable de s’effacer et d’embrasser à la fois les conditions et les promesses de sa propre évolution.
/// Traduit de l’anglais par Jedediah Sklower
/// Articles écrits à l'occasion de l'attribution du Prix de la musique Ernst von Siemens 2019 à Rebecca Saunders. Avec l'aimable autorisation de la Fondation pour la musique Ernst von Siemens.