Musique avec musique
Figure iconoclaste de la scène allemande, Johannes Kreidler nous invite dans une ère musicale où la matière nouvelle n’est plus à inventer. Nos réserves historiques en sont pleines. Est venu le temps de s’en emparer, de la copier, de la reproduire à l’infini, mais aussi de lui appliquer un regard radicalement critique.
1.
Notre sensibilité a changé, de sorte que tout prend aujourd’hui l’allure d’un remix. Personne ne sait où et quand une violation de droit d’auteur se produit, car l’on s’appuie immanquablement sur l’existant. Aucun écrivain n’invente ses propres lettres, rarement ses propres mots, et presque tous les sons semblent avoir déjà été enregistrés et mis en musique. Personne n’écrit plus sur une feuille de papier vierge.
La paternité de l’œuvre demeure donc une construction. Qu’est-ce qui est de moi ? « Même moi je ne suis pas par moi », dit l’actrice Sophie Rois. Celui qui compose s’empare d’échantillons de musiques existantes, les réduit à un état pré-compositionnel, puis les réassemble jusqu’à ce qu’elles prennent la forme d’une œuvre. L’auteur n’est pas mort, comme le suggérait Roland Barthes, car les morts sont toujours auteurs à nos côtés.
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Puis des instrumentistes jouent la pièce : ce sont alors leurs muscles et leurs nerfs qui créent et contrôlent les sons, leurs pouvoirs mentaux qui (per)forment le corps de l’œuvre. Les fabricants d’instruments ont eux aussi leur part d’autorité, de même que les architectes des salles de concert et les fabricants de fauteuils. Combien sommes-nous à intervenir dans une œuvre au juste ? Tout le monde, même un Beethoven, se tient toujours « sur les épaules de géants » (Bernard de Chartres). [...]
2.
Tout a commencé avec de brefs extraits de musique pop, des échantillons de sonorités simples, auxquels j’ai appliqué toutes sortes de techniques de composition issues de la musique contemporaine des soixante-dix dernières années : barbillons et autogamie.
Dans ma série de pièces intitulée windowed, j’ai fragmenté des morceaux de musique pour jouer sur différents degrés de reconnaissance. Les extraits sonores d’origines diverses que l’on entend à l’arrière-plan ne durent pas plus de 40 à 1 000 millisecondes. En fonction de la taille d’une telle « fenêtre », l’auditeur perçoit soit un fragment sonore indéfinissable, soit une section faisant clairement référence à la musique sous-jacente. Dans windowed 1 pour percussions et bande (2006), j’ai combiné ces fragments à des actions instrumentales. Après tout, les instruments de percussion sont également dépositaires de sons arrachés à différentes cultures.
Au fil du temps, les échantillons se sont accumulés, jusqu’à 70 200 condensés en trente-trois secondes, que j’ai ensuite conditionnés sous la forme de formulaires de déclaration à la société des droits d’auteur allemande, la GEMA, et dont la livraison en camion constituait une pièce de théâtre musical politique (Product Placements, 2008). […] J’ai utilisé les courbes de la bourse pour générer des mélodies, arrangées à partir d’un logiciel de composition pop — tout être humain est un artiste, même les directeurs de banque (Charts Music, 2009). J’ai enfin demandé à des compositeurs de pays à bas salaire d’imiter ma propre musique contre — peu — d’argent (Fremdarbeit, 2009).
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3.
Je laisse donc composer. Je laisse la musique exister, et laisse les autres — d’hier et d’aujourd’hui — travailler. Pourquoi ? Parce qu’ils le font. Tel est le monde. Avant d’écrire la moindre note ou de programmer la moindre onde sonore, toute l’histoire de la musique se trouve déjà dans mon ordinateur ou sur Internet, sous la forme de fichiers ou de partitions. Je n’ai donc plus besoin de composer ces choses qui existent déjà et qui peuvent être utilisées d’un clic de souris. Pourquoi user le crayon quand d’autres ont proposé des solutions valables ? J’utilise souvent des échantillons de musique pop, de mauvaise musique pop principalement — le bruit des médias, avec lequel je fais de la noise. J’aime parcourir le monde à la recherche de modèles « pré-compositionnels », au lieu d’extirper quelque chose de mes propres doigts. Par exemple, des statistiques, des plans, des discours de politiciens, etc. Je laisse l’ordinateur composer de lui-même, et plus le temps passe, meilleurs sont les résultats (suivant en cela nos modes de communication et le développement des algorithmes de Google, Facebook, etc.).
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4.
Mais c’est précisément parce que la création d’aujourd’hui est étroitement liée à ce qui est disponible que l’originalité est requise. Vous pouvez copier des originaux, mais pas l’originalité ! Bien sûr, il y a des idées, des sauts qualitatifs, des réalisations individuelles. Cependant, l’attitude est différente de celle de l’auteur de génie : Open Source. Les sources sont divulguées et vos souhaits transparaissent en elles.
5.
Celui qui écrit pour le violon ne fait que recopier.
Chaque composition n’est que la suite d’une autre composition.
Gérard Grisey a déclaré : je ne compose plus avec des notes, mais avec des fréquences. Je dirais : je ne compose plus avec des fréquences, mais avec de la musique. C’est en ce sens que je suis musicien.
Aujourd’hui, la question n’est plus de savoir si un bruit peut être de la musique, mais si une chanson pop peut l’être.
La musique concrète a enregistré les sons du quotidien et les a musicalisés. Je prends la musique existante et la musicalise.
I like to make Noise Music. Pop Music is noise.
Citer de la pop dans la musique atonale : quand le simple complexifie l’écoute.
J’aime seulement citer des musiques que je n’aime pas.
Picasso a dit un jour : je fauche là où il y a quelque chose à faucher. Je dirais aujourd’hui : je compose là où il y a quelque chose à composer.
6.
Il existe certes encore quelques compositeurs capables de produire des sonorités inouïes — mais pour le reste, on s’appuie inévitablement sur l’existant. Cela s’applique non seulement aux éléments musicaux de base, tels les quatre-vingt-huit touches du piano, mais également à leurs combinaisons. Les gestes instrumentaux, les techniques de composition standardisées et les lieux communs expressifs sont omniprésents et peuvent difficilement être contournés ou réinterprétés après cent ans de musique contemporaine et trente ans d’institutionnalisation (idem pour la pop). Enfin, Internet, l’archive totale, rend presque impossible l’oubli de l’histoire de l’art. C’est pourquoi un changement de catégorie commence : la question se pose de moins en moins de savoir si un compositeur cite, mais plutôt quoi, comment et pourquoi il le fait.
En d’autres termes, la musique est objectivée et fonctionnalisée — musique avec musique : c’est ainsi que je formule le « tournant esthétique du contenu » (Harry Lehmann, La Révolution digitale dans la musique). Les « matériaux » ou les « médias » abondent, mais ils ne se présentent pas comme de simples éléments de vocabulaire à partir desquels former des phrases. [...] Même ceux qui composent aujourd’hui de manière abstraite, du moins en apparence, composent à partir de contenus esthétiques : c’est là que les clichés émergent. Le hautbois a beau sonner joliment, il reste un instrument du concert d’orchestre bourgeois.
Que faire dès lors ? S’il existe une conscience de la fidélité à l’œuvre, il faut aussi qu’il y ait une conscience de l’infidélité à l’œuvre — c’est-à-dire une mise en scène de la musique.
Musique avec musique, extraits, Johannes Kreidler (mai 2012)