Quelques notes 
(de plus) sur le conceptuel
par Jennifer Walshe

Quelques notes
(de plus) sur le conceptuel

par Jennifer Walshe

Alors qu’une nouvelle génération d’artistes en quête de sens propose de multiples redéfinitions de l’objet musical, le terme « conceptuel » hérité des années 1960 refleurit dans le discours des compositeur·trice·s. Jennifer Walshe nous livre sa vision à travers sa pratique et ses références.

Une grande part de mon travail pourrait être qualifiée de « conceptuelle ». Pour partir d’un exemple, prenons Historical Documents of the Irish Avant-Garde (Documents historiques de l’avant-garde irlandaise), qui m’a permis de collaborer avec une multitude de personnes en vue de créer une histoire fictive de la musique d’avant-garde irlandaise, du milieu des années 1830 aux années 1980. Tous les éléments liés à ce projet sont hébergés sur le site de la Fondation Aisteach (aisteach.org), une organisation fictive consacrée aux « archives de l’avant-garde irlandaise ». Le site contient des heures et des heures de musique, de nombreux articles, des partitions, des documents et tout un bric-à-brac d’objets éphémères. Chaque dimension du projet a été composée, écrite et conçue en portant beaucoup d’attention aux détails. Il s’agit d’un exercice on ne peut plus sérieux de spéculation sur la composition, la fiction et d’invention d’un monde.

Les origines de Historical Documents remontent à Dordán, un projet débuté en 2009. Je vivais alors à New York et je jouais beaucoup avec Tony Conrad. Nous avions débattu durant de longues heures pour déterminer qui devait être considéré comme l’inventeur du minimalisme, et c’est en réponse à cette controverse que j’ai créé Dordán, une pièce dans laquelle l’inventeur du minimalisme est un musicien irlandais nommé Pádraig Mac Giolla Mhuire. L’œuvre est faite d’enregistrements attribués à Mac Giolla Mhuire et à ses collaborateurs, qui interprétaient en 1952, à Cork, une musique drone teintée de folklore qu’ils appelaient « dordán ». Elle inclut également de faux registres d’immigration d’Ellis Island, un texte de présentation et divers éléments visuels. Pour emprunter la formule de Seth Kim Cohen, il s’y passe beaucoup de choses « non-cochléaires »↦1. Le dispositif extramusical sert à prédisposer les spectateurs à un certain type d’écoute, un certain type de rapport à la musique, qui invite à la réflexion. Tout ce dispositif intermédial est au service du son.

L’approche conceptuelle du son ne m’est utile que dans la mesure où elle facilite la création d’un nouveau matériau sonore, permet d’interagir plus concrètement et invite à de nouvelles manières de travailler avec celui-ci. Quel qu’il soit — concret, réel ou imaginaire —, c’est le rapport au son qui est primordial. Je ne me considère donc pas en premier lieu comme une « conceptuelle », car je ne réponds pas aux critères « puristes » définis par des artistes comme Sol LeWitt↦2.

Manifestation liée

For human and non-human beings

mardi 1 octobre 2019 20h30
Cité de la musique et de la danse

Toutefois, l’étiquette peut parfois sembler convenir, car dans le domaine de la création musicale, « conceptuel » désigne plus ou moins la même chose que le terme « expérimental », à savoir une catégorie très informelle renvoyant à un champ d’activité ouvert, désordonné, extrêmement riche et dynamique, pouvant inclure des compositeurs de générations différentes et d’esthétiques aussi éloignées que Maryanne Amacher, Joanna Bailie, G. Douglas Barrett, Janet Cardiff, Maria Chavez, Carolyn Chen, Hanne Darboven, Natacha Diels, Matthew Herbert, Mazen Kerbaj, The KLF, Alison Knowles, Christina Kubisch, Joseph Kudirka, Ingrid Lee, Matmos, Susan Philipsz, Marina Rosenfeld, Chiyoko Szlavnics, Laura Steenberge, Amnon Wolman et Wu-Tang Clan.

La notion de « nouveau conceptualisme » (Neuer Konzeptualismus) revient à Johannes Kreidler. C’est son projet, c’est lui qui l’a établi et défini. Le débat autour du phénomène, les articles qui en traitent dans des revues ou en ligne, a majoritairement lieu en allemand. Quand je discute avec des musiciens au-delà des frontières allemandes, s’ils ont éventuellement connaissance du travail de Kreidler, ils ne savent en revanche généralement rien du nouveau conceptualisme et des débats à son propos en Allemagne — à moins qu’ils aient participé aux Cours d’été de Darmstadt↦3.

Voici ce que cela m’évoque : le nouveau conceptualisme, c’est une marque déposée. Le conceptuel, c’est open source. Le nouveau conceptualisme représente une position — qui est intéressante, pertinente et valable — au sein d’une gamme bien plus vaste de positions conceptuelles. Pour paraphraser Vanessa Place et Robert Fitterman, il y a une multitude de conceptualismes à l’œuvre aujourd’hui↦4.

Les conceptualismes qui m’intéressent particulièrement en ce moment sont ceux qui se confrontent au web. Depuis quelques années, on observe un afflux d’œuvres conceptuelles produites sur, avec, à propos ou à partir d’Internet. Les compositeurs se servent de la toile pour se fournir en textes, en vidéos ou en expériences ; ils font des installations et des expérimentations en ligne ; ils utilisent des méthodes d’extraction de données musicales pour créer des œuvres. Parmi les compositeurs travaillant de cette manière, on compte Holly Herndon, Neele Hülcker, Travis Just, Johannes Kreidler, Jessie Marino, Jonathan Marmor, Brigitta Muntendorf, Brian Whitman et moi-même. À mes yeux, de tels projets s’inscrivent dans un mouvement collectif visant à comprendre ce que signifie la vie à l’heure actuelle. Ils n’y parviennent pas toujours, ils sont souvent problématiques, mais ils sont toujours intéressants. Ces projets hurlent, à propos de nombreux phénomènes : « C’EST VRAIMENT EN TRAIN DE SE PASSER ! REGARDEZ ÇA ! » Leur texture tient de la « sombre euphorie » (dark euphoria) qui, selon l’auteur de science-fiction Bruce Sterling, caractérise notre époque. Leurs multiples modes de fonctionnement, la façon dont ils sont élaborés et diffusés, la nature de leur matériau sonore, tous ces aspects les éloignent radicalement des techniques de composition traditionnelles.

En fin de compte, l’Internet nous offre un espace d’intervention inédit dans l’histoire. Il ne tient qu’à nous de déterminer si notre intervention ira plus loin que le simple fait de poster des vidéos documentant des performances. Imaginons que je fasse des vidéos ASMR↦5 et que je les poste sur YouTube, où chaque vidéo sera vue plus de mille fois par des fans du genre, et qu’ensuite je m’en serve dans ma pièce pour le festival de Donaueschingen, qu’est-ce que cela signifiera ? Quels espaces la pratique ouvrira-t-elle ? Quelles en seront les conséquences ? Et comment puis-je la renforcer ? Et si je crée un flux Twitter avec des partitions textuelles composées dans un esprit hipster ? Et si je prends des partitions textuelles célèbres et me sers de générateurs de textes à partir de chaînes de Markov pour analyser, répliquer et hybrider leur syntaxe, les générateurs éructant des indications telles que : « pause : il y a 10 000 pauses pause pause pause quatuor à cordes observé par des chiens à lunettes de soleil », et que j’essaye de jouer ces pièces, à quoi ressembleront-elles ? Quel sera l’effet de cette expérience du texte et du son sur mon cerveau ? Quelle différence entre des partitions textuelles sur Twitter et d’autres sur Snapchat ? Et si j’improvise avec quelqu’un par télépathie, et que je demande aux auditeurs de m’envoyer par email ce qu’ils ont « entendu », pour ensuite télécharger le résultat sur Soundcloud ? Et si j’invente un « phénomène acoustique » totalement faux dénommé ESFFA, en poste des vidéos sur YouTube, puis demande aux étudiants de mon cours « Musique et perception » de faire une expérimentation pour voir s’ils peuvent le ressentir ? Et si je m’empare d’une œuvre phare du Net Art, « My Boyfriend Came Back From the War » d’Olia Lialina, pour la transformer en une composition rythmique analogique silencieuse ? Et si je poste des œuvres conceptuelles clés des années 1960 sur YikYak et cherche à convaincre des usagers de jouer un si et un fa# pendant de longues heures ? Que se passe-t-il lorsque des expérimentations en ligne s’insinuent dans des compositions destinées à des salles de concert↦6 ?

Par sa nature même, l’esthétique conceptuelle sera probablement convoquée dans ces expérimentations contemporaines en ligne. Car du point de vue d’Internet, elle est à l’ensemble de toutes les autres esthétiques musicales ce que les chats sont aux autres animaux. Ce que j’entends par là, c’est que parmi toutes les nouvelles tendances musicales, l’approche conceptuelle est celle qui est la mieux adaptée au web 2.0. N’y voyez nul jugement de valeur. Aucun impératif évolutionniste ne saurait exiger que toutes les tendances s’adaptent à l’Internet — ou alors, il nous faudra en finir avec le roman (TL;DR) pour qu’il cède la place à l’épigramme (Twitter)↦7. Il s’agit plus simplement de ceci : en mettant l’accent sur des idées faciles à transmettre, des images potentiellement virales, des gags, des private jokes, des provocations, des partitions faites de textes courts et des œuvres qu’il n’est pas toujours indispensable (1) d’entendre/de voir ou (2) d’entendre/de voir intégralement, l’approche conceptuelle est, parmi les nouvelles esthétiques musicales, celle qui est la mieux adaptée à la configuration actuelle d’Internet. Et il est important de rappeler qu’Internet change sans cesse. La musique conceptuelle en ligne n’a prospéré qu’après le lancement de YouTube, Twitter et Facebook, et peut-être ne survivra-t-elle pas à l’avènement du web 3.0, cet écosystème massif, en flux continuel, que n’est pas encore tout à fait Internet au moment où j’écris ces lignes. Ma première proposition consisterait donc, pour le moment, à ne pas se prononcer sur le rapport de la nouvelle musique au web. Continuons plutôt à « faire » l’Internet, en pleine connaissance de cause, en observant tout, en nous interrogeant constamment.

Manifestation liée

Rencontre avec Jennifer Walshe

mardi 1 octobre 2019 22h00
Cité de la musique et de la danse (Foyer haut)

Ma seconde proposition reviendrait à considérer la musique conceptuelle en ligne dans le contexte plus large (1) de l’histoire du Net Art et (2) des projets conceptuels en ligne aujourd’hui. Plutôt que de nous replier et de limiter l’approche conceptuelle à la musique, peut-être devrions-nous regarder dehors et considérer comment le débat qui a lieu dans tous les arts à propos/autour/sur/via Internet nous relie, nous agrandit, nous éloigne, ou nous diminue. De nombreux recoupements et similarités méthodologiques existent entre les différents arts qui s’inscrivent dans cette dynamique : par exemple, Alphabetized Winterreise d’Eric Carlson et The Time Machine in Alphabetical Order de Thomson et Craighead emploient des procédés semblables. Do It de Hans Ulrich Obrist, Learning to Love You More de Harrell Fletcher et Miranda July, Actions for Chicago Torture Justice de Lucky Pierre, le flux Twitter de TextScoreADay et The Tapeworm Foundry : and or the Dangerous Prevalence of Imagination de Darren Wershler s’interrogent tous sur l’état de la partition textuelle, quelle que soit l’étiquette qu’on leur accole — art, théâtre, musique ou poésie. Dans la mesure où, dans le domaine de la musique, l’approche conceptuelle semble prioritairement préoccupée par le texte, il me semble important de prendre à bras-le-corps les derniers développements de l’écriture conceptuelle en général. Affronter le travail d’artistes visuels, d’auteurs conceptuels, de hackers et de net-artistes, ou encore du groupe Flarf peut nous permettre d’approfondir et d’étendre notre pratique de la composition. Il est temps de s’y mettre.

/// Traduit de l’anglais par Jedediah Sklower


  1. Seth Kim Cohen, In the blink of an ear : toward a non-cochlear sonic art, Londres, Bloomsbury, 2009. L’auteur fait référence à Marcel Duchamp et à son art « non rétinien ».

  2. Sol LeWitt considère que : « Dans l’art conceptuel, c’est l’idée ou le concept qui compte le plus. Pour un artiste conceptuel, tous les projets et toutes les décisions sont antérieurs à l’exécution qui reste une chose superficielle. L’idée devient une machine d’art. Mais l’art conceptuel n’est pas théorique, il n’illustre pas de théorie. C’est un art intuitif, un art qui a trait à toutes sortes de processus mentaux et qui préserve sa gratuité. Généralement, il n’est pas tributaire du métier au sens artisanal du terme. Pour l’artiste conceptuel, il s’agit essentiellement de susciter un intérêt mental ; il cherchera donc à museler l’affect. » (« Alinéas sur l’art conceptuel », Art en théorie : 1900-1990, sous la dir. de Charles Harrison et Paul Wood, Paris, Hazan, 1997, p. 910 ; paru initialement sous le titre « Sentences on conceptual art », Artforum vol. 5/10, 1967.) Pour moi, la réalisation n’est jamais « superficielle », elle implique souvent beaucoup de talent et de savoir-faire, et elle est souvent riche en émotions.

  3. Ne voyez aucune critique à l’encontre de Johannes Kreidler dans ces lignes. Le nouveau conceptualisme est un projet intéressant. Je conçois l’approche de Kreidler, dans ses conférences et ses écrits sur le nouveau conceptualisme, comme une partie d’un projet compositionnel plus vaste.

  4. Vanessa Place et Robert Fitterman, Notes on conceptualisms, New York, Ugly Duckling Press, 2009.

  5. NDT : l’ASMR (Autonomous Sensory Meridian Response, que l’on peut traduire par « réponse autonome sensorielle culminante ») regroupe un ensemble de pratiques visant à susciter des réactions sensorielles agréables, tel que le frisson ou l’excitation sexuelle. Proche de l’hypnose ou de la méditation, la pratique s’est étendue aux arts depuis les années 2010, et en particulier au champ sonore. Le phénomène s’est récemment développé sur les plateformes en ligne comme YouTube, où l’on trouve, par exemple, des enregistrements binauraux de personnes dans une situation intime, en train produire de petits sons avec leur bouche, leurs mains ou des objets.

  6. Il ne s’agit pas là de questions rhétoriques, mais de descriptions de projets que j’ai effectivement réalisés : compte « softsoftmusic ASMR » sur YouTube ; THE TOTAL MOUNTAIN, @archeolotrix ; @supersuperthank ; THMOTES ; PUTIF (avec Tomomi Adachi) ; ESFFA Aqua Trance 67’214” est une vidéo dont je me suis servie dans mes cours à l’université Brunel de Londres ; Freya Birren : Olia Lialina’s M.B.C.B.F.T.W. (Redux, At Rest) ; documentation personnelle d’usage de l’application YikYak à Londres et New York.

  7. NDT : sigle internet signifiant « trop long : pas lu » (too long ; didn’t read).