Le récit comme géographie
De Vues sur la mer à Un monde sans rivage, la romancière Hélène Gaudy interroge des lieux, leur mémoire et les expériences humaines qui y sont inscrites. Avec Port Data, sous la forme d’une fiction documentaire et d’un récit d’arpentage, elle pose son regard sur le quartier strasbourgeois du Port du Rhin.
Tes romans dressent souvent le portrait de villes et de paysages, réels ou imaginaires. Qu’apporte la littérature à un territoire ? Que lui fait-elle ?
La littérature peut proposer une version alternative d’un lieu qui, dans le meilleur des cas, a le pouvoir de modifier réellement la perception qu’on en a. Ma vision des lieux est également influencée par le cinéma, la photographie, les mythes, les faits-divers : tout ce qui fait qu’un lieu, avant même qu’on le découvre, est coloré, marqué. Nous cherchons des signes, partout où nous sommes, et ces signes ont été déposés par d’autres. Je me sens souvent assez démunie quand j’arrive dans un endroit dont je n’ai au préalable aucune image. Je suis davantage attirée par ceux dont j’ai déjà une représentation, un imaginaire, même s’il se révèle souvent très éloigné de la réalité. C’est dans cet écart, cette faille, cette déception parfois, que se loge l’écriture.
Comment les personnes reçoivent-elles les récits qui touchent à leur environnement ?
Les habitants de lieux qui ont inspiré un livre ou un film ont souvent un rapport ambivalent à ces créations. Ce qui est montré n’est pas vraiment « leur » lieu, qu’ils connaissent bien mieux que l’écrivain ou le cinéaste, mais malgré tout, ils en parlent, ils y pensent, ils comparent, et le lieu transformé, même complètement dénaturé, finit par exister parallèlement à l’autre, puis par se mélanger à lui. Tout est affaire de points de vue, de décalages et de superpositions. Et pour moi, depuis mon premier roman, Vues sur la mer, qui racontait sept fois la même histoire en changeant à chaque fois de lieu et de regard, il est crucial de multiplier les angles en se demandant d’où on regarde, d’où on raconte, quelle focale on adopte.
Dans l’autre sens : comment un territoire déplace-t-il l’écriture ? Peut-il susciter une écriture spécifique ?
C’est tout l’intérêt d’écrire avec les lieux : observer ce qu’ils font à l’écriture, les laisser l’imprégner, la changer. L’archipel norvégien du Svalbard et l’expédition polaire dont je suis partie pour écrire Un monde sans rivage ont en quelque sorte ouvert mon écriture, déployé la phrase, autant pour assimiler cette aventure épique, ample, imprégnée de registres littéraires jusque-là très éloignés du mien que pour rendre compte de ce paysage ouvert, blanc, qui paraît sans limite.
Tu as connu le quartier du Port du Rhin par le passé. Comment le perçois-tu aujourd’hui ?
Au début des années 2000, j’étudiais à l’École supérieure des arts décoratifs et je venais au Port du Rhin récupérer des plaques de métal que j’imprégnais d’un liquide photosensible pour y imprimer des photographies. C’était une démarche assez proche de celle qui est la mienne dans l’écriture : superposer la matérialité d’un lieu et les images qu’on y projette. À l’époque, je ne connaissais du Port du Rhin que la zone industrielle et son aspect portuaire. La mer me manquait à Strasbourg et je venais chercher une atmosphère, des souvenirs d’autres lieux, puisqu’il y a quelque chose de commun à tous les ports ou presque.
En revanche, je ne m’étais pas vraiment tournée vers le quartier, vers ses habitants. Je cherchais plutôt les friches, les marges. J’ai été très heureuse de revenir, justement pour approcher ces aspects que j’avais négligés. J’ai découvert un territoire très riche où plusieurs réalités cohabitent, un quartier qui devient de plus en plus visible et qui, en même temps, perd certaines de ses aspérités, un quartier où on vit sans doute mieux qu’il y a quelques années mais où il deviendra peut-être plus difficile pour certains de continuer à vivre dans le futur.
Ce sont ces multiples réalités que je souhaite rendre sensibles dans Port Data. En faisant entendre un texte sur le lieu même qui l’a inspiré, le parcours sonore permet de dévoiler les strates invisibles, de faire coexister différentes époques, de remémorer des événements qui, même s’il n’en reste apparemment rien, ont marqué un quartier. L’histoire du Port du Rhin est émaillée par plusieurs épisodes violents et, singulièrement, par de nombreux incendies. Celui, très récent, d’un data center où étaient stockées des données de sites internet du monde entier ravive ces épisodes passés et entraîne des questions plus vastes : comment stockons-nous les souvenirs ? Peuvent-ils brûler, disparaître ? En quoi se transforment-ils ? Je voudrais que ce parcours déplie des réalités possibles, donne à voir et à entendre le Port du Rhin disparu comme celui qui se construit.
Qu’en est-il de la relation entre la littérature et le numérique : la rencontre a-t-elle eu lieu ? Les éditeurs semblent encore intimidés par les écrans ou par le potentiel de l’écoute et de l’oralité à travers le livre audio ou le podcast. Toi qui construis des imaginaires à partir du verbe, mais qui t’ouvres aussi sur l’image, la photographie et le son, comment te projettes-tu dans l’idée d’une littérature multimédia, ouverte ?
Honnêtement, je suis partagée sur ces questions. Il me semble qu’il y a beaucoup d’autrices et d’auteurs qui aujourd’hui font des expériences, notamment sonores, avec des musiciennes et des musiciens, des projets multimédia. Je pense par exemple au travail de Chloé Delaume, qui se frotte depuis longtemps à d’autres disciplines, notamment numériques. Des espaces transversaux prennent forme, notamment au sein de festivals, mais il est vrai que le domaine de l’édition reste globalement attaché à des formats assez classiques. Même les expériences de confrontation texte-image sont marginales et demeurent très difficiles à commercialiser. Le livre illustré est toujours cantonné au livre jeunesse, sans parler des expériences multimédia encore trop rares…
Il faut bien sûr ouvrir des espaces, des possibilités, mais pas de manière artificielle. Le format doit s’imposer. Le projet, le contenu doivent trouver leurs outils et pas l’inverse. Un livre reste aussi un objet qui peut offrir une expérience globale : ouvrir, mentalement, une multitude d’espaces. L’expérimentation peut se faire tout autant dans les confrontations entre les médiums que dans l’espace, pas si clos, de la page.
Comment intervient la musique dans ton travail ? Quelles sont tes sources d’influence ?
Les influences sont nombreuses et mutuelles. Je pense notamment à Pascal Quignard et à l’importance de la musique dans ses livres, mais aussi à la façon dont les textes suscitent et nourrissent depuis toujours des pièces sonores. Ce qui se développe beaucoup aujourd’hui, ce sont les collaborations directes entre écrivains et musiciens. J’apprécie particulièrement le travail de Serge Tessot-Gay qui a joué avec de nombreux écrivain·e·s, comme Lydie Salvayre. Ce que je trouve intéressant dans ces confrontations, c’est quand elles s’influencent, se modifient l’une l’autre. Quand je travaille avec Xavier Mussat, guitariste expérimental avec qui j’ai fait plusieurs lectures sonores, il m’arrive de lire mes textes en amont, en l’écoutant jouer en répétition, et de les modifier en fonction des sons qu’il produit. Cela m’aide beaucoup à ménager des silences, à laisser de la place, à travailler le rythme. Ce type d’expérience peut modifier très directement l’écriture.
— entretien réalisé par Stéphane Roth
© Renaud Monfourny