Dans l’estomac de Dieu
Musik im Bauch de Karlheinz Stockhausen
28 mars 1975, manège du Haras national de Saintes, à quelques kilomètres de l’épicentre du festival international d’art contemporain de Royan. Il est 18h lorsque les six membres des Percussions de Strasbourg sortent des coulisses pour rejoindre leurs instruments disposés en arc de cercle tout autour de la scène. L’un après l’autre ils entrent dans la lumière, chacun à son rythme. Le premier se dirige vers des plaques sonores à très longue résonance et une cloche tubulaire. Les trois musiciens suivants s’installent à des jeux de cymbales antiques. Les deux derniers, ensemble, très lentement, se placent devant un marimba, qu’ils joueront à quatre mains.
Leur démarche est raide, saccadée, comme des automates ou des jouets mécaniques. Au centre de la scène se dresse, tourné vers le public et suspendu à 53 centimètres du sol exactement, un mannequin. Plus grand qu’un homme, les pieds et les mains nus, il est habillé d’une « chemise mexicaine en gros tissu et d’un pantalon clair en toile » sur lesquels sont brodés des clochettes et des grelots. Il a un « visage d’aigle ». Cet « homme-oiseau » se nomme Miron. Devant lui, au bord de la scène, un glockenspiel est posé sur une table de 35 centimètres de haut, et derrière celle-ci, « un coussin, pour s’agenouiller ». Voilà le dispositif scénique qu’a conçu Karlheinz Stockhausen pour la création de Musik im Bauch, « Musique dans le ventre ».
Les quelques trente-huit minutes que dure l’œuvre sont le théâtre d’une étrange cérémonie. Décrite dans sa partition avec une grande précision, elle donnera à voir, au signal de la cloche-tube, les trois joueurs de cymbales antiques se munir l’un après l’autre d’une verge avec laquelle ils se mettront à fouetter dans le vide, pour « purifier l’air des mauvais esprits », dit Stockhausen. Puis ils quitteront leur instrument, s’approcheront du mannequin géant, tourneront autour de lui en dansant mécaniquement, d’abord avec lenteur et calme, puis de plus en plus vite, de manière sauvage et extatique, tout en agitant avec leurs fouets les sonnailles cousues à ses vêtements. Enfin, un des musiciens s’armera de grands ciseaux, avec lesquels il lui ouvrira le ventre, d’où il sortira, l’une après l’autre, trois boîtes à musique. Elles continueront de jouer toutes seules, après que les lumières se seront éteintes et que les musiciens auront quitté la scène.
Derrière son humour et son apparente légèreté — comme si des musiciens revenus en enfance et se prenant pour des jouets s’étaient réunis autour d’une grande piñata —, le théâtre instrumental de Musik im Bauch constitue en réalité une étape fondamentale dans la réflexion que mène Stockhausen, depuis les années 1950 et ses premières œuvres de musique sérielle, sur l’unité de la forme musicale. La question est : comment déduire, à partir d’un matériau unique, la totalité des relations musicales, jusque dans les moindres détails formels des événements mélodiques, harmoniques, rythmiques, etc., que l’œuvre déploie dans le temps ? Une première réponse apparaît dans Mantra (1970), dont les soixante-dix minutes de musique pour deux pianos, modulateur en anneau, cymbales antiques et woodblock sont issues d’un « mantra » de neuf mesures, sorte de code génétique de l’œuvre énoncé à sa naissance, formé de deux mélodies de treize sons en contrepoint. Cette conception de la forme va trouver son expression la plus aboutie dans la « super-formule » qui structure Licht, cycle de sept opéras dont la conception occupera Stockhausen pendant vingt-cinq ans à partir de 1977. Le matériau musical et l’enveloppe temporelle de chacune des scènes de ces opéras sont en effet issus d’un fragment de cette formule composée de trois mélodies en contrepoint, auquel il applique des opérations complexes de transposition, démultiplication, projection dans l’espace et, par-dessus tout, dans le temps. Les paramètres de la composition fusionnent dans une même « unité du temps musical » dont chacun constitue une dimension : une hauteur est un temps comprimé, un rythme est un temps compté, une forme est un temps étiré.
C’est l’attention portée à la perception du temps musical qui fait de Musik im Bauch un moment essentiel dans la recherche de Stockhausen sur la forme : « comment passe le temps » (pour reprendre le titre d’un essai théorique qu’il publie en 1959) lorsqu’il se diffracte en plusieurs couches de vitesses ? Comment l’écoute-t-on s’écouler lorsqu’il semble passer outre les limites humaines de sa perception, lorsqu’il invalide le sentiment de l’avant et de l’après, supprime la sensation d’une relation entre des événements ? Dans Musik im Bauch, les musiciens jouent trois mélodies, choisies parmi les douze qui composent Tierkreis (« Zodiaque », 1974-1975, pour n’importe quel instrument ou groupe d’instruments). « Tout ce qu’ils jouent ne se compose que de ces mélodies », exécutées à des vitesses différentes : tandis que les cymbales antiques répètent dans l’hyper-aigu les trois mélodies dans un temps concentré à l’extrême, le marimba projette sur toute la longueur de l’œuvre les vingt-quatre secondes d’une seule mélodie fragmentée à l’extrême. « Si vous voulez l’entendre, explique Stockhausen, il vous faut des oreilles de géant, et une mémoire de géant, sinon vous ne pourrez pas dire si une note est fausse, ou si elle est jouée au mauvais moment, tellement elles sont éloignées les unes des autres. Les générations futures devront vraiment élargir leur perception afin d’être conscientes d'une mélodie qui se déroule sur une si longue période. » Dira-t-on que les plaques sonores évoluent quant à elles dans un temps humain ? Oui, puisque notre oreille semble pouvoir les suivre. Mais leur résonance presqu’infinie entraîne notre écoute aux frontières d’un hors-temps qui se veut habité par le sacré.
Par ce travail sur le temps, Musik im Bauch déroule un fil qui relie les premières œuvres du compositeur (Tierkreis utilise les douze tempi de Gruppen, 1955-1957, pour trois orchestres et trois chefs) à Licht (l’Acte III, scène 1 de Donnerstag aus Licht, 1977-1980, en contient des fragments) en passant par Sirius (1975-1977, pour soprano, basse, trompette, clarinette basse et électronique), composé avec le matériau musical de Tierkreis. Œuvre parmi les plus jouées de Stockhausen, Tierkreis, par son mélodisme affirmé, infléchit le style du compositeur dans le sens d’une lisibilité plus grande et d’une expressivité plus directe que les polyphonies complexes issues du sérialisme des années 1950. Certains verront dans cette inflexion les prémices du courant de la « neue Einfachheit » (Nouvelle simplicité), dont le représentant le plus connu est Wolfgang Rihm.
Mais ce qui saute avant tout aux yeux du public de Musik im Bauch, c’est ce pantin, ce Miron, suspendu au centre de la scène, comme s’il flottait dans l’air. Sa présence incongrue expliquerait qu’on ait quelque difficulté à prendre cette œuvre totalement au sérieux. Comment l’entendre ? Comme Trans (1971, pour orchestre et bande magnétique), Sirius ou plus tard Helikopter-Streichquartett (1995, pour quatuor à cordes, quatre hélicoptères et auditorium), le dispositif instrumental et scénique de Musik im Bauch est la transcription la plus exacte possible d’un rêve que fit Stockhausen en 1974, une de ses nombreuses « visions », qu’il relia à un épisode survenu sept ans auparavant. Il raconte : « Julika, ma petite fille, avait deux ans environ lorsqu’un soir des sons légers de toutes sortes retentirent à l’intérieur de son corps, et je lui dis : “Mais Julika, tu as de la musique dans le ventre”. Elle me regarda alors, stupéfaite, et se mit aussitôt à rire de bon cœur. Mais ses rires n’en finissaient pas, elle s’agitait de plus en plus, tendait les bras en l’air et criait de temps à autre “musique dans le ventre, musique dans le ventre”. En même temps elle riait en gloussant, tout en tournant en rond, se roulant ensuite à terre, jusqu’à ce qu’elle soit totalement hors d’elle et qu’elle roule sous la table dans un coin, qu’elle s’étrangle presque de rire, continue de rire jusqu’à ce que des petites larmes ruissellent sur ses joues et qu’elle pleure et rie en même temps tout en criant parfois “musique… musique… dans le ventre”. Je commençais à m’inquiéter. Rampant jusqu’à elle, j’essayais, en l’appelant, d’attirer son attention et de la calmer. Finalement, je criais très fort son nom, mais elle ne s’arrêtait pas, et je la portais dans sa chambre. Elle ne se calmait que très progressivement. Sa voix faiblissait, et elle prononçait de plus en plus lentement les syllabes, une à une : “Mu-si-que dans-le-ven-tre”. C’est ainsi qu’elle s’endormit tout en murmurant encore de temps à autre dans un rire étouffé. »
Cette histoire d’un ventre qui gargouille et d’éclats de rire d’une fillette, c’est donc d’abord une histoire de bruits organiques incongrus qui se métamorphosent en musique. Dans ses Entretiens avec Jonathan Cott, Stockhausen raconte avoir parfois « l’impression d’être de la nourriture dans l’estomac de Dieu, d’un Dieu qui le dévorerait et le digérerait en permanence, “et transformerait les tartes, les légumes, les viandes en lumière et en musique” ». Pour lui, tout est son, autrement dit tout est matériau musical : chaque être, de la plus petite poussière à la plus lointaine étoile, émet un son, souvent imperceptible. En cela toute chose prend part à cet Être total que Stockhausen nomme Cosmos ou Dieu, et sa musique est l’expression de cet ordre universel dans lequel elle cherche à faire entrer les auditeurs.
D’où la portée religieuse d’une forme musicale qui est déploiement dans le temps d’un mantra ou d’une (super-)formule. D’où aussi la signification spirituelle de cette musique qui cherche à agir sur les consciences des auditeurs pour qu’ils se transforment eux-mêmes « en lumière et en musique » et comprennent que « chacun de nous est une note au sein d’une formule cosmique ». Présente dès ses premières œuvres, avec l’inspiration biblique de la musique électronique du Gesang der Jünglinge (1956), ou dans l’expression « Ad Majorem Dei Gloriam », « à la plus grande gloire de Dieu », inscrite à la fin de la partition de Gruppen, cette dimension ne fera que s’intensifier avec les années. Ainsi, en 1974, soit peu de temps avant Musik im Bauch, Stockhausen crée Inori, « adoration pour un ou deux solistes et grand orchestre », où les gestes de prière, issus d’une multitude de religions et accomplis par le(s) soliste(s), sont écrits sur la partition avec autant de précision que la musique elle-même — ils lui sont consubstantiels. L’œuvre se fait rituel.
Car l’histoire de Julika Stockhausen, c’est aussi l’histoire d’un rire joyeux et innocent qui bascule dans une transe inquiétante. Une transe déclenchée par une parole qui (s’)enferme dans sa propre répétition : elle donnera son titre à l’œuvre. C’est l’histoire d’une musique qui prend possession d’un corps, et que seul un rite d’exorcisme semble pouvoir parvenir à arracher. C’est l’histoire d’une magie qui devient maléfice et qui exige un sacrifice, celui de Miron. Elle fait écho à l’horreur tapie sous les contes de fée et les histoires qu’on écoute le soir quand on est petit pour s’endormir : les enfants dévorés par des monstres, le ventre du loup qu’on ouvre avec de grands ciseaux pour les en arracher. Musik im Bauch résonne également avec la violence des cérémonies sacrificielles aztèques — la destruction du corps profane comme condition d’accès au monde sacré — dont l’œuvre s’inspire visiblement. Conçu à l’origine par l’artiste Nancy Wyle, qui a accompagné le compositeur lors d’un voyage au Mexique, Miron évoque immanquablement le Serpent à plumes, dieu de la résurrection et de la réincarnation, nommé Kukulkan en maya et Quetzalcoatl en nahuatl, dont on dit qu’il reviendra sur terre à la fin du monde. Or c’est aussi pour donner à entendre la « musique de l’après-Apocalypse » que Stockhausen avait fait entrer en collision quarante hymnes nationaux dans Hymnen (1966-1967 pour sons concrets et électroniques), en pleine guerre froide.
Le mannequin géant apparaît ainsi comme une sorte de fétiche représentant à la fois le corps de la petite Julika possédée par un démon de la musique, et le démon de la musique lui-même qui a pris possession de son corps, ce démon qui continue de jouer tout seul une fois extrait du ventre du fétiche, comme le veut l’idée du fétichisme qui attribue aux choses une âme. Tout se passe dès lors comme s’il y avait une musique et une contre-musique, ou bien une musique de possession et une musique de dépossession, qui est la même, mais exécutée à plusieurs vitesses avec des gestes rituels appelant, exhortant la « musique dans le ventre » à quitter ce corps. Transformer la parole « musique dans le ventre, musique dans le ventre » en vraie musique de Musik im Bauch pour libérer la musique de la prison du langage.
L’humour est un trait récurrent du théâtre musical de Stockhausen. Souvent il est mobilisé pour exprimer des choses sérieuses voire graves ou tragiques qui ne pourraient autrement pas revêtir une forme musicale susceptible de frapper nos oreilles et nous être communiquées. Les sons et les horreurs des guerres hantent souterrainement sa musique comme ils ont heurté sa vie, mais ils arrivent à nos yeux et nos oreilles sous forme de fantaisies. Stockhausen croyait profondément en la violence du son, parce qu’il croyait religieusement en la puissance de la musique, à son impact, sa force transformatrice. À travers la parodie mécanique de cérémonie primitive de Musik im Bauch, se lit l’enracinement de la musique dans les structures les plus profondes, mais aussi les plus ambiguës de notre être social, ce que nous nommons la culture.
— Lambert Dousson