Fragments d’un quart de siècle… à Diotima

Fragments d’un quart de siècle… à Diotima

Fleuron de la musique de chambre et acteur indispensable de la création musicale, le quatuor Diotima a pris ses quartiers dans le Grand Est et à Strasbourg l’an dernier. Pierre Rigaudière retrace une aventure humaine et artistique débutée en 1996.

Dans le paysage de la musique de chambre, le Quatuor Diotima s’impose aujourd’hui comme une évidence. Son égale aisance à susciter puis créer les œuvres les plus exigeantes, à offrir une lecture magistrale des « classiques » du vingtième siècle et à rendre apparentes leurs racines dans le répertoire du siècle précédent fait sa singularité. Pourtant, pour la formation qui voyait le jour en 1996, dont seul le violoncelliste Pierre Morlet a traversé l’ensemble des mues, rien n’était écrit. Certes, la figure tutélaire du quatuor qui portait déjà son nom – pas tant la Diotima de Platon que celle de Hölderlin – semblait déjà relier dans une même arche le grand répertoire romantique, en premier lieu Beethoven, à la musique crépusculaire du dernier Luigi Nono, et à travers le compositeur italien à une forme d’engagement radical. Mais cette association de circonstance, destinée d’abord à créer des œuvres d’Alain Bancquart, fut tôt sollicitée pour monter des pièces fraîchement composées et souvent complexes.

Demandeur de concerts et de diffusion, le jeune quatuor n’est guère en position de peser sur les programmes, auxquels il lui arrive parfois de ne pas pleinement adhérer. Il recherche alors dans le cadre d’une association une assise financière lui permettant de pouvoir contribuer aux commandes. Par ailleurs, conscients du risque de se laisser enfermer dans un périmètre esthétique restreint et, en tant que quatuor spécialisé dans la musique « contemporaine », d’être inévitablement appréhendés dans l’orbite du Quatuor Arditti, les musiciens jugent important « d’envoyer ostensiblement des signaux d’indépendance », ce qu’ils feront dans plusieurs directions. Pour comprendre en profondeur la musique née dans l’émulation des Ferienkurse de Darmstadt, il leur faut se pencher sur Bartók, sur l’impressionnisme français et l’École de Vienne. Chez les Viennois, ils lisent l’héritage romantique et, progressant ainsi à contre-courant, remontent jusqu’aux origines du quatuor. Ils parviendront peu à peu à imposer des œuvres classiques dans les festivals de création – Berg, Webern, Beethoven s’arriment assez facilement à leurs programmes –, étoffant progressivement leur répertoire. Le minimalisme américain, Dutilleux, Ravel et Brahms viennent confirmer que le quatuor ne compte rien s’interdire a priori.

En matière de création, les Diotima apprécient particulièrement les collaborations au long cours avec ceux qui ont envie d’aller au-delà du « quatuor de vingt minutes que tous les compositeurs écrivent ». Ceux qui, comme Alberto Posadas, échafaudent des cycles, ceux qui, comme Gérard Pesson, Miroslav Srnka ou Enno Poppe repassent périodiquement par le quatuor. Au nombre des rencontres fondatrices, les interprètes comptent notamment celle de Pierre Boulez, dont la simplicité, le profond respect pour les musiciens et la parfaite connaissance du répertoire emportent leur adhésion. Les séances de travail avec Helmut Lachenmann ouvrent leur conscience musicale, et Franck Chevalier estime que sans elles, le quatuor aurait été différent. Parmi les générations suivantes, Thomas Adès, « un surdoué », les impressionne et Toshio Hosokawa les passionne avec la culture japonaise.

De telles complicités artistiques témoigne souvent un disque. Il faut pour cela de la matière et nombre de pièces créées par les Diotima n’ont pas eu de suite. Les interprètes reconnaissent avoir parfois été agacés par des compositeurs dont ils regrettaient la culture déficiente du quatuor à cordes. Ils sont prêts à s’aventurer dans des pièces qui « détruisent » l’instrument, à condition que les compositeurs sachent ce qu’ils se proposent de détruire. Si une chose leur importe par-dessus tout, c’est bien la conscience historique, ce qui ne les empêche pas de fuir l’académisme. Cette conscience fait partie de ce que souhaitent transmettre les Diotima qui, maintes fois sollicités pour enseigner, ont renforcé cette activité en fondant il y a déjà quelques années leur propre académie. À des formations constituées comme à des compositeurs et compositrices, ils souhaitent communiquer l’amour du quatuor, expliquer en quoi cet écosystème musical est différent du reste de la musique de chambre, et « pourquoi lorsqu’on est un bon quartettiste, on peut appréhender n’importe quelle formation de chambre, n’importe quel orchestre, la réciproque n’étant pas vraie ».

Ils veulent convaincre que « dans l’ADN du quatuor, il y a aussi la nouveauté », et que loin d’être figé, ce genre, « a dans sa constitution l’impérieuse nécessité d’absorber l’apport des compositeurs vivants. » Aux plus jeunes de ces derniers, ils rappellent que cette vieille machine qu’est le quatuor offre un immense potentiel à qui se donne la peine d’en explorer patiemment les rouages. À ceux qui revendiquent de ne pas connaître l’instrument au motif que les contingences techniques feraient obstacle au développement d’une intellectualité musicale, ils rétorquent que l’on gagne beaucoup à « se projeter de l’intellectuel au physique à travers une écriture », ce qui implique au contraire une connaissance intime de l’instrument.

Par le truchement de leur académie, ils tentent de vaincre une résistance assez répandue à la musique des compositeurs vivants, dont ils constatent qu’elle vient surtout des musiciens eux-mêmes. Même s’ils ne nient pas l’importance de la « performance sportive », ils poussent les interprètes à la dépasser pour entrer dans un processus artistique, car « intéresser les jeunes musiciens à la création, c’est d’abord les intéresser à l’art ». La conscience historique peut opérer à rebours, et comprendre les œuvres d’aujourd’hui aide à comprendre les œuvres du passé.

Bien que le Quatuor Diotima ait connu d’assez nombreuses configurations, il s’est transformé par tuilage, de sorte que s’« il n’est pas le même en fonction des individus qui le composent », on peut supposer qu’une transmission se fait quand-même, de ce qu’il faut peut-être appeler un esprit ou une identité. Selon Franck Chevalier, l’équipe n’est cependant « jamais assimilationniste, mais plutôt intégrationniste ». C’est aussi une question de génération, puisqu’il a dix ans de plus que Yun-Peng Zhao, lequel en a quatorze de moins que Pierre Morlet. Quant à Léo Marillier, arrivé en janvier 2022, il a l’âge du quatuor ! Tout nouvel arrivant se doit de respecter l’acquis collectif, ce qui ne l’empêche pas de faire bouger les lignes en douceur. Pour Yun-Peng Zhao, « la difficulté de l’intégration s’est manifestée par l’apprentissage d’un répertoire et de techniques de jeu, ce qui supposait de laisser de côté ce que j’avais appris pendant ma formation et d’apprendre une autre langue musicale. »

Le quatuor est « un bon laboratoire de la vie en commun ». On passe beaucoup de temps ensemble et, pour les Diotima qui donnent de très nombreux concerts à l’étranger, on voyage ensemble. Outre son rôle musical, chacun assume une fonction dans son domaine de prédilection. Même si les choix artistiques sont collectifs, Yun-Peng propose une programmation, la validation se faisant en commun, et supervise les interventions dans les pays asiatiques. Pierre, qui propose aussi des compositeurs, s’occupe exclusivement de ce qui a trait à la musique contemporaine, notamment des commandes, des partitions et problèmes d’édition. Léo s’occupe quant à lui de l’organisation et Franck de la liaison avec les agents, les organisateurs de concerts et la presse.

La longévité d’un quatuor comme Diotima est à double tranchant. Le dialogue avec les organisateurs de concert est plus facile, obtenir des engagements nécessite moins d’appels. Pour ce qui est du travail musical, une grande expérience et une technique solidement forgée rendent les répétitions particulièrement efficaces et permettent d’aller plus loin dans les œuvres. En revanche, « les choses se grippent parfois, le désir d’être ensemble s’émousse, les choses se raidissent, y compris physiquement » pour les aînés du quatuor. « Sur le plan artistique, confie Franck Chevalier, on peut avoir tendance à tricher. Comme on va plus vite, on peut assez facilement donner le change. On est conscients de ce biais et on fait donc de notre mieux pour l’éviter. » Le renouvellement des musiciens comme le recrutement d’un administrateur qui apporte avec sa jeunesse une autre vision du milieu culturel sont assurément le meilleur antidote à l’usure d’un quatuor qu’il suffit de voir sur scène pour ressentir sa vitalité, restée intacte.

— Pierre Rigaudière