L’opéra recyclé
Le compositeur et metteur en scène danois, Simon Steen-Andersen, nous fait voyager dans le monde à l’envers de l’opéra — un subconscient lyrique où tout est possible.
À quoi devons-nous nous préparer ?
Tout commence avec Don Giovanni, l’opéra de Mozart, tel qu’on le connaît, mais en nous rendant directement à la dernière scène au cours de laquelle le protagoniste chute dans les flammes de l’enfer par la trappe de scène. À partir de là, on peut dire que Don Giovanni présente deux visages. Le premier est celui du personnage de Mozart, cet être antipathique et misogyne que #metoo aurait vite fait de boycotter de nos jours, et dont on suit le périple en enfer. Le second est celui du chanteur censé l’incarner, qui aurait perdu conscience après sa chute et serait désormais perdu dans un cauchemar. Dans sa tête défilent alors tous les personnages qu’il a joués et ceux qu’il a côtoyés, des chefs d’orchestre dictatoriaux et des metteurs en scène infernaux, des images surréalistes surgies des coulisses et des bas-fonds de l’opéra.
D’une certaine manière, l’opéra lui-même devient un personnage.
Je suis depuis longtemps fasciné par la création in situ. J’aime utiliser des lieux réels comme décors naturels avec tous les éléments qui les composent et les récits qui les habitent. Ici, en effet, je considère l’opéra lui-même comme un protagoniste. Je ne pouvais imaginer de scénographie plus convaincante que les recoins les plus sombres de l’Opéra de Strasbourg rendus soudainement accessibles par la vidéo, ces endroits où personne n’a passé le balais ou retiré de toiles d’araignée depuis peut-être un siècle ! Par ailleurs, de même que l’opéra s’attache traditionnellement à sonder la psychologie des personnages, j’ai voulu explorer le théâtre de fond en comble, les espaces qu’on connaît et ceux qu’on ne voit jamais, comme s’ils étaient une mémoire ou un subconscient de l’opéra. C’est particulièrement intéressant à Strasbourg, puisque l’édifice est ancien et qu’il va connaître d’importants travaux de rénovation dans un futur proche. Mon projet a donc aussi un aspect presque documentaire, en rendant visible ce qu’on avait rarement vu jusque-là.
Quelles sont tes sources musicales ?
J’ai envisagé le répertoire lyrique comme un grand réservoir liquide à la surface duquel dérivent, se croisent et se mélangent les œuvres et leurs personnages. J’ai mené mes recherches autour du thème de l’enfer, de l’âge baroque jusqu’au romantisme et au-delà, en m’attachant à toutes sortes de figures diaboliques, du dieu antique Pluton au Méphistophélès faustien. J’ai ensuite élargi mon champ d’investigation aux crapules et autres voyous du répertoire, tout ceux dont on peut considérer qu’ils finiront forcément en enfer au regard de leurs méfaits. J’ai finalement sélectionné une quarantaine de personnages et de scènes issus de toute l’histoire de l’opéra et je les ai laissés flotter dans mon esprit pour créer des associations inattendues, des rencontres et un nouveau récit. Ainsi, une figure de Méphistophélès du XIXe siècle peut tout à coup se retrouver dans une scène infernale imaginée au XVIIe siècle, de même qu’une figure baroque peut s’immiscer dans l’opéra romantique. C’est une manière pour moi d’introduire de nouvelles linéarités à partir de matériaux discontinus dans l’espace et dans le temps.
Tu parles de linéarité, mais ton travail a beaucoup à voir avec le collage ou le montage, au sens cinématographique du terme.
Face à Don Giovanni, j’ai construit un second protagoniste appelé Polystophélès. « Poly », parce qu’il s’agit d’une figure composite créée à partir d’une vingtaine de personnages : des diables, des démons, des avatars de Méphisto et Pluton, etc. Avec ses multiples facettes, sa personnalité est évidemment très complexe, légèrement schizophrénique, et en ce sens assez représentative de la majorité des interprétations démoniaques de l’histoire de l’opéra. Il est autant diabolique que malin, parfois farceur, parfois mélancolique, voire dépressif. Je ne l’ai pas inventé : je l’ai « copié-collé » à partir du répertoire pour être plus libre dans la composition du récit. J’ai littéralement prélevé des moments de différentes œuvres – quelques fois un simple mot – et je les ai assemblés un à un, comme on écrirait une lettre anonyme avec des coupures de journaux. Dans ce montage, Polystophélès saute de mot en mot, d’époque en époque, de style en style. Il a bien sûr une seule voix, celle du chanteur qui l’incarne et assure son unicité, mais celle-ci se détache sur une musique réunissant toutes les références dont il est constitué. Un accompagnement baroque à l’orchestre, par exemple, va tout à coup glisser vers une musique romantique, avant de revenir au style classique — et cela, parfois, au sein d’une même phrase chantée. C’est une façon assez extrême et minutieuse de pratiquer le montage en musique, comme je l’ai fait précédemment dans ma pièce TRIO pour orchestre, big band et chœur.
Le montage n’est pas mon unique procédé. Je cherche parfois à jouer avec l’expérience et les représentations que nous avons du répertoire. Je vais par exemple prendre une scène très connue et essayer d’opérer un renversement, de la montrer d’un point de vue inhabituel, depuis un arrière-plan, afin qu’elle soit perçue différemment, comme si on la voyait pour la première fois. Il s’agit ici d’un changement de fonction : la même musique est jouée, les mêmes mots sont chantés, mais leur sens est complètement différent de celui de la scène originale.
Quel est le rôle de l’image de la vidéo ?
Mon point de départ scénographique est moins fondé sur la mise en scène d’opéra que sur le cinéma. Il y a beaucoup de choses qu’on ne peut pas faire au cinéma mais qu’on peut faire sur une scène, et vice-versa. Je recherche toujours l’entre-deux, le point où on arrête de se demander si les choses ont lieu sur scène ou à l’écran, où ces deux dimensions deviennent deux aspects d’une même chose. Un personnage peut être présent physiquement sur scène et dialoguer avec un autre personnage sur l’écran, puis le traverser pour se retrouver dans l’image. Ces dispositifs permettent de le suivre dans des endroits normalement inaccessibles.
L’esprit de la comédie et l’humour sont aussi très présents.
L’humour dans mes pièces n’est jamais intentionnel. Disons que je ne cherche pas forcément à créer des situations comiques. Je pense que c’est un sous-produit de ma préférence pour l’informel et de mon approche ludique en général — mais tout en restant mortellement sérieux, bien sûr ! Ce théâtre et les éléments du répertoire que j’ai choisis constituent de merveilleux terrains de jeux où l’on peut laisser libre cours à son imagination, mettre les choses sens dessus dessous, créer des surprises, briser les attentes avec autodérision et distance… Ce côté « méta » dans mon rapport aux « objets trouvés » n’est pas contradictoire avec le fait d’embrasser la profondeur du sujet et tous ses clichés.
— Entretien réalisé par Louis Geisler et Stéphane Roth
© Klara Beck