Qui est Jean Catoire ?

Qui est Jean Catoire ?

Compositeur oublié, porté sa vie durant par une vision artistique atypique, Jean Catoire est une figure française méconnue du minimalisme. 2023 est l’année de son centenaire.

Qui est Jean Catoire ? Né à Bourg-la-Reine le 1er avril 1923 et décédé à Paris le 9 novembre 2005, il est le compositeur de plus de 600 opus dont la très grande majorité demeure inédite. Cette situation est liée tant à son parcours en marge de la vie musicale qu’à la singularité de sa production.

« J’ai été fabriqué à Moscou et livré en France », disait-il. Ses aïeux paternels s’étaient établis en Russie au début du XIXe siècle. Une entreprise commerciale familiale florissante, basée à Moscou et notamment versée dans l’import-export de thés, soies et indigos, les conduisit à prendre racine et à se russifier. Son père Vladimir Catoire en est l’héritier et développe également une société d’importation de charbon de l’Oural. Sa mère Sophie, née Rabeneck, est d’origine allemande, issue elle aussi d’une grande famille d’entrepreneurs spécialisés dans le textile. En 1917, la famille est inquiétée par la Révolution bolchévique et le père passe deux années en prison, à la Tcheka. Ils s’exilent en France en 1923 et obtiennent la nationalité française quelques mois avant la naissance de leur fils.

Manifestation liée

La Nuit Jean Catoire

samedi 16 septembre 2023 23h00
Palais des fêtes

Jean Catoire est russophone et grandit à Bourg-la-Reine au sein d’un environnement familial marqué par la religion orthodoxe. Sa mère est une pratiquante fervente et fréquente régulièrement avec son fils l’église Saint-Serge de Radonège dans le 19e arrondissement. Il parle russe et comprend également un peu l’allemand de son grand-père maternel qui avait suivi la famille en France, apprendra le français à l’école et demeurera marqué toute sa vie par ses identités multiples. Il éprouvait des difficultés à se reconnaître véritablement comme Russe ou Français. Enfant, il disait se prénommer « personne », et à l’âge adulte, il se déclarait volontiers « apatride sans profession ». De santé fragile, il est atteint d’une forme d’arthériosclérose et quitte le système scolaire à l’âge de 12 ou 13 ans. La situation s’améliore durant les années 1940, mais en 1944, il est renversé et gravement blessé par un véhicule militaire allemand dans Paris.

Jean Catoire est fortement lié au Conservatoire Serge-Rachmaninoff de Paris, où il fait ses études musicales et où il enseigne tout au long de sa vie. En 1949, il obtient une bourse pour se rendre au festival de Tanglewood où enseigne cette année-là Olivier Messiaen. Il fait connaissance avec ce dernier sur le paquebot transatlantique qui les mène sur la côte est des États-Unis, lequel le convie à suivre ses cours au Conservatoire national supérieur de Paris à son retour. On sait qu’il fréquente la classe d’analyse et d’esthétique de Messiaen en auditeur libre durant trois ans.

Au Conservatoire Serge-Rachmaninoff, Jean Catoire enseigne la théorie musicale, le contrepoint, l’harmonie et l’analyse — ainsi que la composition et la direction d’orchestre en cours privés. Ses goûts musicaux le portent vers la culture allemande et les grandes figures de l’ère classique et du romantisme, tandis que Moussorgski incarne à ses yeux le meilleur de la musique russe, là où il n’apprécie ni Tchaïkovski ni Stravinsky. Il s’intéresse également à la musique du Moyen-Âge. La littérature et la poésie occupent une place importante chez lui, de Dante à Rilke. Il et attaché au premier romantisme allemand en littérature, surtout à Novalis qu’il lisait en allemand, de même qu’il lisait dans le texte Shaskespeare et Keats ou des poètes russes tel Fiodor Tiouttchev. Un coup d’œil sur sa bibliothèque personnelle, aujourd’hui encore préservée, laisse apparaître d’autres références, telles Thérèse d’Avila et les mystiques hindous. Cette culture personnelle s’étend également aux autres arts, à la peinture en particulier — une appétence qui lui aura sans doute été transmise par ses parents qui, plus jeunes, fréquentaient le milieu culturel progressiste moscovite et la collection de Sergueï Chtchoukine.

En France, les affaires familiales ne reprendront jamais vraiment. Son père est certes un notable doublé d’un esthète — il siège un temps au conseil d’administration de l’éditeur Boosey & Hawkes —, mais il ne parviendra pas à empêcher la faillite de l’entreprise familiale. Au début des années 1960, Jean Catoire est trentenaire, divorcé et père d’une fille née en 1944 (décédée en 1995). Il vit dans la maison familiale de Bourg-la-Reine, au 32 rue Candelot, jusqu’à la mort de son père en 1968 et rencontre sa future épouse Catherine au début des années 1970.

Outre son activité d’enseignement, il subvient à ses besoins en exerçant en tant que traducteur professionnel durant les années 1960 et jusqu’au début des années 1970 ; on sait qu’il traduit notamment du russe vers le français des articles pour le CNRS. Il donne également des cours particuliers et récupère, dit-on, quelques jeunes compositeurs, tel le trompettiste américain Ambrose Jackson, passés par les fourches caudines de Nadia Boulanger.

On sait assez peu de choses sur sa vie au cours des années 1950 au sortir de la classe de Messiaen, sinon qu’un virage esthétique s’opère chez lui après la composition de sa Neuvième Symphonie opus 91 en 1955. Saisit-il à ce moment-là le sens de la vision qu’il disait avoir eue aux alentours de l’église Notre-Dame-d’Auteuil à Paris en 1943 ? C’est à partir de là, en tout cas, à partir de cette forme géométrique divine qui lui serait apparue, qu’il développera son projet musical. Il se concentrera dès lors sur ce qu’il nomme un « archétype ante-sonore » : une forme antérieure à toute incarnation ou réalisation sonore qui — une fois « transcrite », et non « composée » — peut donner lieu à un phénomène sonore saisi dans un présent immuable, au-delà de l’espace et du temps.

En électron libre, Jean Catoire trace désormais son propre chemin, dans l’indifférence des approches musicales plébiscitées de son temps, au risque d’être définitivement marginalisé. Il relate cette situation dans quelques notes autobiographiques qu’il a laissées : « Non que j’eusse désiré être original [Note : je n’ai jamais désiré être original, encore moins devenir musicien et avant tout compositeur. Je n’ai jamais aimé aucune musique et souffre toujours davantage à l’audition de toute musique, la mienne avant toutes les autres], mais ce qui se présentait à moi, depuis les manifestations d’énergies de l’ante-sonore, et qui se réalisait ensuite dans un certain matériau sonore, avait un caractère différent de celui en usage autour de moi. »

À partir de ces années et jusqu’à sa dernière composition en 1996, sa musique est caractérisée par une écriture quasi algorithmique dont l’harmonie, par succession et répétition d’accords primaires majeurs et mineurs, crée un vaste espace de méditation. La matière musicale semble d’une simplicité élémentaire, mais l’écoute devient labyrinthique au sein de séquences formelles précisément conçues qui parfois atteignent des proportions gigantesques ; on trouve régulièrement dans son catalogue des pièces approchant une durée d’une heure, voire plus, jusqu’à 6 ou 12 heures. Jean Catoire, relate ses proches, composait par avalanche, de manière intense sur une durée relativement réduite. Après chaque cycle, il disait en avoir terminé, comme l’illustre la note unique sur point d’orgue de l’opus 556 en 1984.

L’écriture occupait une place centrale dans sa vie : l’écriture musicale, comme l’illustre les milliers de pages de ses archives personnelles, mais également l’écriture théorique. Il exprime sa vision à travers deux textes, « L’Ante-sonore » et « Le Phénomène sonore », dans lesquels il distingue notamment la « musique » de ce qui la précède et n’en porte pas encore le nom, le « phénomène sonore » — dimension à laquelle il a attaché son œuvre. Il est également l’auteur d’un traité de direction d’orchestre, de nombreux textes sur l’histoire de la musique ou sur des œuvres en particulier, mais il ne semble avoir laissé que peu ou aucune considération sur ses contemporains. S’il avait connaissance, car certains de ses jeunes élèves l’en avaient informé, du courant minimaliste, il n’en fit jamais grand cas — là où il pourrait aujourd’hui, avec du recul, apparaître comme l’un de ses précurseurs.

Stéphane Roth