Olivier Greif, l’oublié du festival Musica
Ou huit bonnes raisons pour ne pas jouer sa musique

Olivier Greif, l’oublié du festival Musica
Ou huit bonnes raisons pour ne pas jouer sa musique

Spectateur assidu de Musica depuis sa première édition en 1983, Bernard Pfister se penche sur le cas d’Olivier Greif. Compositeur majeur du XXe siècle, pourtant absent de la programmation du festival jusqu’aujourd’hui.

Manifestation liée

Sonate de requiem

dimanche 17 septembre 2023 11h00
Münsterhof

40 ans de festival Musica et Olivier Greif ?
4051 œuvres jouées et Olivier Greif ?
744 créations mondiales, 610 créations françaises et Olivier Greif ?
plus de 1500 compositeurs et compositrices à l’affiche et Olivier Greif ?

Olivier Greif ? Rien, zéro, pas une œuvre, encore moins une création ou un concert hommage. Incroyable ! Le plus génial des compositeurs français de la fin du XXe siècle a purement et simplement été ignoré par le plus pérenne des festivals de musique contemporaine en France. Comment une telle ignorance a-t-elle été possible ? Et pourquoi ?

J’avancerai huit hypothèses.

  1. Olivier Greif est un compositeur solitaire.
    Un an avant sa mort il écrivit dans son journal : « Je n’ai jamais été aussi seul. Seul spirituellement, seul humainement – j’oserai : affectivement –, enfin (et ce n’est pas la moindre des souffrances) seul musicalement ↦1.» Son refus des écoles, chapelles et autres coteries, sésames indispensables à la reconnaissance en France, lui aura été rédhibitoire.

  2. Olivier Greif est un compositeur libre.
    Sa musique respire une liberté absolue, totalement décomplexée, ne refusant aucun emprunt aussi connoté soit-il comme ce chant nazi de la Sonate de guerre que seul le fils d’un rescapé d’Auschwitz pouvait se permettre, péché mortel au pays champion du monde des académismes quand bien même auto proclamé « pays de la liberté ».

  3. Olivier Greif est un compositeur visionnaire.
    Il anticipe largement certains aspects de la musique qu’on entend aujourd’hui et la nouvelle génération américaine (je pense à Caroline Shaw), mélangeant allègrement tonalité et atonalité, lignes mélodiques et clusters, musiques savantes et populaires, musiques répétitives et gospels. Le mélange des genres est mal vu des gardiens du temple prompt à attenter des procès en impureté.

  4. Olivier Greif est un compositeur expressionniste.
    Sa musique est avant tout émotive : « Je ne compose que pour toucher, pour émouvoir, pour bouleverser, pour élever, pour charrier la terre. Rien en deçà ne m’intéresse vraiment ↦2.» Il ne sacrifie jamais le pathos sur l’autel du formalisme. Pas besoin d’être Jérémie pour deviner le sort promis à un Schubert égaré au tournant du XXIe siècle.

  5. Olivier Greif est un compositeur féru de musiques anciennes.
    Non seulement sa musique est truffée de réminiscences de thèmes baroques, renaissants ou grégoriens (sans jamais faire collage, notons-le), mais par moments elle sonne comme une musique d’un autre temps (le génial Quatrième Quatuor peut s’entendre comme une suite de danses baroques). Ce n’est là qu’un juste retour des choses. Sans la musique contemporaine et son attention aux sons, aux timbres, le renouveau de la musique baroque basé sur la recherche de l’univers sonore des instruments anciens aurait-il eu lieu ? On peut en douter.

  6. Olivier Greif est un compositeur obsédé par la mort.
    Issu d’une famille hantée par la mort, un père rescapé des camps de la mort, une mère atteinte d’une forme héréditaire et précoce de cancer du colon avec une première alerte alors qu’Olivier n’avait que six ans, une grand-mère décédée du même cancer à l’âge de quarante ans et le compositeur lui-même rattrapé par ce mal à l’âge de 46 ans, la mort est omniprésente dans l’œuvre d’Olivier Greif. Ses titres sont éloquents, Sonate de requiem, Sonate de guerre, Todesfuge, Requiem, Office des naufragés, Danse des morts, etc. Mais cette mort n’est jamais mélancolique ; paradoxalement, elle s’avère tonique : « La mort est omniprésente dans ma vie et dans mes pensées. Et pourtant, je ne crois pas être victime de tendances pessimistes, ni moins encore morbides. Loin de là ! […] La mort n’a de sens pour moi que si, en lui rappelant ce qu’est son but, elle donne sens à la vie ↦3.» Il n’empêche, la mort reste un déni dans nos sociétés consuméristes et festives et davantage encore, une mort vivifiante !

  7. Olivier Greif est un compositeur inclassable.
    Né français, « il n’est pas un compositeur français dans ce que l’on entend habituellement par là : élégance, concision, raffinement.↦4 » « Je ne me suis jamais senti français ni socialement, ni culturellement ↦5», affirmait-il. Son choix des textes mis en musique qui fait la part belle aux langues anglaises et allemandes en témoigne : « Mon cœur se situe quelque part entre les Highlands d’Écosse et la vallée du Rhin ↦5 », plaisantait-il, sans oublier cette « Mittel Europa » où se situaient ses racines familiales. Il est déjà difficile d’être prophète en son pays, alors imaginez ce qu’il peut en être lorsqu’on se sent issu d’une culture plus vaste que celle de son pays natal.

  8. Olivier Greif est un compositeur sulfureux.
    Épris de spiritualité, fasciné par les mystiques, Olivier Greif a eu l’immense tort de poursuivre sa quête jusqu’au bout en s’intéressant d’abord au spiritisme puis en devenant disciple du guru Sri Chinmoy. En 1978, il troqua son prénom Olivier pour celui de « Haridas », serviteur de Dieu, et disparut de la scène musicale pendant quasiment quinze ans avant de se libérer de cet embrigadement sectaire peu d’années avant sa mort. Après un début de carrière prometteur, il est ressorti de ce long silence en composant frénétiquement chefs-d’œuvre sur chefs-d’œuvre avant de disparaître brutalement à l’âge de cinquante ans. À peine connu, un long oubli puis un trop plein d’œuvres dont l’originalité et la densité étaient inassimilables en un temps si court puis un nouvel oubli après son décès prématuré, voilà certes un parcours qui ne favorise pas une carrière. Ne restait que le sceau de l’infamie de ce qui ne fut qu’une quête spirituelle sincère.

Malgré ces huit bonnes raisons pour ne pas jouer sa musique, Olivier Greif s’est affirmé comme un compositeur unique, solitaire, libre, auteur d’une œuvre intemporelle, expressive, excessive, foisonnante, émouvante, ardente, poignante, fascinante, envoûtante, sidérante, d’une éloquence rare, immédiatement reconnaissable, qui ne nécessite aucun discours extra-musical pour se faire comprendre, en un mot comme en mille, l’œuvre d’un génie musical à l’état brut. Pour objectiver cette affirmation, une simple question suffira. Toutes époques confondues, quels compositeurs peuvent se targuer d’avoir produit autant de chefs-d’œuvre en un laps de temps aussi court qu’Olivier Greif dans les trois dernières années de sa vie ? Schubert ? Schumann ? Schoenberg ? On voit à quel niveau se situe la barre.

Écoutons pour finir ce que l’oublié de Musica nous dit de ses quêtes spirituelles, de son questionnement ininterrompu sur la mort et sur notre surdité : « Un jour viendra – je ne serai plus de ce monde – où ma musique vous submergera de son évidence », prophétisait Olivier Greif. Puisse ce concert y contribuer et nous libérer de nos préjugés.

Bernard Pfister
Février 2023


  1. Jean-Jacques Greif, « Olivier, mon frère », dans Olivier Greif, le rêve du monde : essais, témoignages et documents, sous la dir. de Brigitte François-Sappey et Jean-Michel Nectoux, Château-Gontier, Aedam musicae, 2013, p. 53.

  2. Olivier Greif, « Journal du 20 mars 1996 », dans Olivier Greif, le rêve du monde, op. cit., p. 185.

  3. Olivier Greif, « Journal du 28 novembre 1995 », dans Olivier Greif, le rêve du monde, op. cit.

  4. Mildred Clary, « Lettre à Olivier », dans Olivier Greif, le rêve du monde, op. cit. p. 221.

  5. Ibid.

  6. Ibid.