Les “phénomènes sonores” de Jean Catoire

Les “phénomènes sonores” de Jean Catoire

Si minimale soit-elle, la musique de Jean Catoire appelle des explications. Le musicologue Xavier Hascher se livre à une première analyse de cette grammaire musicale primitive et algorithmique.

La musique de Jean Catoire n’est pas tonale au sens où la tonalité est une grammaire portant sur un vocabulaire, celui des accords dits « classés » constitué, pour simplifier, des accords parfaits ou de septième. La seule utilisation de ce matériau ne suffit pas à qualifier une musique de « tonale » : celle de Catoire reste même en deçà de toute grammaire autre qu’absolument primitive. Il serait d’ailleurs impossible de déterminer dans quel ton se trouve chez lui une œuvre particulière. Son vocabulaire est des plus restreints, mais aussi des plus consonants, fait d’accords parfaits majeurs ou mineurs qui se présentent parfois de façon incomplète. Ces accords sont reliés l’un à l’autre par un intervalle unique, souvent invariable dans un même morceau mais qui diffère selon les morceaux, exprimant toujours un rapport de proximité immédiate, soit harmonique (quinte, par exemple do vers sol) soit mélodique (demi-ton ou ton entier, par exemple do vers do dièse ou do vers ). Un seul accord suffit parfois même à une œuvre entière. Les rythmes sont élémentaires et reposent uniformément sur la division binaire, soit se répètant sans modification, soit allant dans le sens d’une diminution progressive des valeurs (par exemple, les blanches devenant des noires, les noires des croches, etc.) pour donner l’impression d’une accélération. Certaines œuvres sont non mesurées et écrites en simples notes tenues, sans spécification de durée. Il n’y a pas de mélodie à proprement parler, et les quelques figures qui apparaissent parfois sont elles aussi primitives et répétitives. Quant à l’orchestration, elle ne fait preuve – intentionnellement – d’aucune recherche ; parfois les instruments ne sont même pas indiqués.

Un certain intervalle de progression entre les accords étant choisi, un certain rythme donné, une certaine figure éventuellement établie, la musique n’a plus qu’à se dérouler par réitérations successives jusqu’à atteindre la fin du processus ; celui-ci est alors habituellement repris en sens inverse pour revenir au point de départ. Dans le choix du processus réside peut-être l’ « anté-sonore » évoqué par le compositeur, qu’il n’avait plus alors qu’à habiller de notes de manière neutre et arbitraire pour le transformer en « phénomène sonore ».

Transposé dans le domaine de la langue, ceci reviendrait à peu près à conjuguer le verbe être au présent de l’indicatif à toutes les personnes depuis « je suis » jusqu’à « ils sont », puis remonter le tableau de conjugaison jusqu’à « je suis » ; l’exercice pourrait être corsé en sautant de la première personne du singulier à la troisième, puis de la deuxième à la première du pluriel, de la troisième du singulier à la deuxième du pluriel, et enfin de la première du pluriel à la troisième ; arrivé là, tout serait repris en sens opposé, tout en inversant éventuellement le sujet et le verbe, soit « sont-ils, sommes-nous ; êtes-vous, est-il ; sommes-nous, etc. »

Catoire est bien à sa façon un précurseur du minimalisme, lequel néanmoins usera de procédés différents comme les décalages de rythme dont on chercherait vainement la trace chez lui. C’est aussi un devancier de la musique algorithmique ou de l’utilisation de processus tels qu’on les rencontrera chez les musiciens spectraux. Une fois un processus mis en jeu, celui-ci se déroule impitoyablement et sans varier jusqu’à son achèvement ; au lieu de le noter sur du papier à musique, Catoire aurait pu aussi bien, et pour le même résultat, à partir d’un point de départ donné, exprimer le processus par une formule en lui attribuant également un terme. Cela lui aurait été plus économique : il est intéressant d’observer qu’il n’a jamais eu recours à une telle manière de faire, et qu’il a toujours préféré écrire au long sur des portées, en notes de musique, le déploiement complet de ses processus, y trouvant peut-être une hypnose parallèle de celle que l’auditeur non rebuté est susceptible d’éprouver à l’écoute de ses œuvres. La lenteur de certains processus peut même induire un effet de grossissement, comme si l’oreille devenait loupe auditive. Tous sont marqués par leur absolue simplicité et leur évidence sonore : on ne peut reprocher à Catoire, ni un excès d’intellectualisme, ni un degré d’abstraction dans la composition dont on peinerait à retrouver la trace à l’écoute. Mais Catoire ne rejoint pas le mouvement de la Nouvelle Simplicité en ce qu’il exclut tout lyrisme et toute expressivité, on pourrait dire même toute intervention subjective au profit d’une impersonnalité où l’œuvre est volontairement tenue à distance de son auteur, comme entièrement extérieure à lui.

La Symphonie LXXVII op. 542, de 1981, est écrite pour vingt-quatre instruments dont aucun n’est désigné ; la partition n’est pas mesurée et ne comporte pas non plus d’indication de tempo ; une durée arbitraire peut donc être attribuée aux notes, qui n’est ainsi calculée pour un instrument que relativement au jeu des autres ; il n’y a aucune figure mélodique, tous les instruments jouant en gardant des notes tenues ; le choix de cette note est lui-même arbitraire puisque aucune clé – ni de sol, ni de fa, ni d’ut – n’est précisée, mais il faut supposer que tous les instruments, quels qu’ils soient et quel que soit leur registre, doivent se lire identiquement. L’œuvre procède par successions de moments égaux où, dans un premier temps, les instruments s’opposent en deux groupes, puis se réunissent dans un deuxième temps. Une première phase consiste, partant de l’unisson et en répétant les mêmes fragments au grave et à l’aigu, à former progressivement l’accord parfait dont les notes ne sont toutefois énoncées que deux par deux. Le nombre d’instruments est d’abord doublé pour atteindre seize, puis les huit autres sont ajoutés, les trois sons de l’accord parfait étant alors énoncés simultanément. Le morceau semble alors recommencer, en permutant la longueur des tenues au sein de l’opposition entre les groupes instrumentaux. Ayant à nouveau atteint son point culminant, le processus est encore réitéré, alternant cette fois-ci deux autres combinaisons de tenues, comme si l’alternance des groupes instrumentaux était ainsi projetée sur celle des moments formels. Une quatrième présentation du processus introduit un nouveau type d’alternance, etc. La durée de chaque moment reste à chaque fois identique. Il est probable que le nombre d’instruments choisis ne soit dû qu’au nombre de portées imprimées sur le papier à musique dont fait usage Catoire…


Jean Catoire, Symphonie LXXVII opus 542, 1981
Jean Catoire, Symphonie LXXVII opus 542, 1981

Dans l’Opus 488b pour voix et piano, une vocalise descendante se répète sur une succession d’accords parfaits majeurs parcourant le cycle des quintes dans le sens lui-même descendant (do, fa, si bémol, mi bémol, etc. jusqu’à sol). La vocalise consiste en un bref fragment mélodique transposé avec chaque changement harmonique. Ayant regagné son point de départ, le cycle est alors pris dans le sens ascendant (do, sol, , la, etc. jusqu’à fa) tandis que la vocalise se fait aussi ascendante. Jusqu’ici le piano n’avait énoncé que des accords incomplets, la voix (non spécifiée : ce peut être un ténor, une soprano, etc.) suppléant passagèrement la note manquante. Le cycle descendant est maintenant réitéré avec des accords complets au piano, la vocalise redevenant descendante ; puis on déroule encore le cycle ascendant accompagné de la vocalise ascendante. La fin du cycle étant atteinte, le morceau s’achève.

L’Opus 549, daté de 1984, est écrit pour quatuor à cordes. Il énonce du début à la fin le seul accord de do majeur, sans aucune autre note que celles composant celui-ci. Les instruments sont répartis en deux groupes au sein desquels chacun fait entendre deux notes de l’accord, soit sol et mi, soit mi et do. Ces groupes se distinguent par leur rythme, commençant par des croches d’un côté, des noires de l’autre. Puis le rythme de croches s’altère et va en s’accélérant tandis que celui des noires reste inchangé ; lorsque les doubles croches sont atteintes, les noires à leur tour deviennent alors croches et suivent le même processus jusqu’à devenir elles aussi doubles croches. Commence alors la deuxième section où l’on revient au point départ pour reproduire le même double processus rythmique, la seule différence résidant dans l’élargissement à la combinaison sol, do, des intervalles possibles pour chaque instrument. La pièce s’achève lorsque les doubles croches sont jouées partout. La nuance se cantonne à un fortissimo invariable du début à la fin, et tout le morceau se joue le plus vite possible. Catoire laisse la possibilité aux interprètes de répéter chaque mesure deux, quatre ou huit fois, l’ensemble durant alors lui-même deux, quatre ou huit heures.

La Symphonie XXXXIIII (sic), op. 303b, de 1976, présente d’abord une succession d’accords parfaits mineurs s’élevant par tons entiers de do à si bémol, puis de fa à mi bémol, permettant ainsi d’égrener l’ensemble des sons chromatiques. Cette succession est donnée huit fois avec de légères variantes rythmiques. Vient alors une succession descendante d’accords mineurs, également par tons entiers, de do à et de sol à la, dont la somme donne également l’ensemble chromatique. Après les mêmes huit itérations, ce sont maintenant les accords majeurs qui sont énoncés huit fois dans le sens ascendant, puis huit fois dans le sens descendant, avec des variantes un peu plus riches. Ceci étant accompli, c’est de manière chromatique que les accords majeurs se succèdent à présent huit fois en montant, puis les accords mineurs le même nombre de fois en descendant. C’est alors au tour des accords mineurs de monter chromatiquement, puis, pour terminer, à celui des accords majeurs de descendre. Entre-temps, les figures s’étaient faites plus complexes pour inclure des dissonances, deux couches de chromatismes finissant par se superposer.

Xavier Hascher

Manifestation liée

La Nuit Jean Catoire

samedi 16 septembre 2023 23h00
Palais des fêtes