De Staat de Louis Andriessen : anti-monument politique
Au milieu des années 1970, Louis Andriessen composait De Staat (L’État), une œuvre incontournable dans l’histoire des relations entre musique et politique. Lambert Dousson en décrypte la dramaturgie.
On pourrait de manière très schématique résumer les rapports entre création musicale et politique à trois catégories d’attitude distinctes voire antinomiques. Une première catégorie consiste à engager la musique au service d’une cause à défendre, pour l’utiliser comme l’instrument expressif d’un message politique, explicite ou crypté, adressé à ses alliés ou à ses ennemis, le plus souvent à travers un texte (comme les paroles d’une chanson), mais parfois aussi par la référence sonore (bruits du monde réel, citations musicales). Une seconde attitude considère à l’inverse la liberté artistique (liberté de création) comme la métonymie de la liberté politique (liberté de pensée et d’expression). Dans ce cas, l’abstraction d’un langage singulier et de formes autonomes est pensée comme une force musicale de résistance artistique (au moins intérieure) contre les tentatives de récupération (ou de censure) politique. D’un côté donc, une musique qui cherche à délivrer un message politique au monde et agir sur lui ; de l’autre, une musique qui tente de se préserver de toute communication et de toute action de la politique. Un troisième type de relation cherche enfin à politiser la forme et le langage de la musique elle-même, en faisant de l’œuvre un champ de forces : un espace paradoxal donnant à ressentir les tensions, voire les contradictions politiques qui travaillent l’intérieur de la musique (ses formes expressives, harmoniques, rythmiques, etc.) depuis son dehors, à savoir ses conditions politiques, sociales, économiques, de possibilité et d’impossibilité.
Manifestation liée
L’État de musique
vendredi 20 septembre 2024 20h00
Maillon
(Grande salle, hall & patio)
De Staat appartient sans aucun doute à cette dernière catégorie. Durant sa composition entre 1972 et 1976, aucune décision esthétique ne semble en effet avoir été prise par Louis Andriessen sans que le problème de sa signification politique soit en même temps réfléchi : la segmentation de la forme en blocs qui s’entrechoquent et la référence distanciée au minimalisme de Steve Reich et Terry Riley (unissons, déphasages, canons), son instrumentation (fanfare et instruments rock) et son orchestration par masses sonores, le choix du texte (des extraits de La République de Platon chantés en grec ancien) et son traitement vocal. Tout ceci concourt à faire de De Staat une œuvre puissante, à la fois monumentale et corrosive, profondément subversive.
Elle plonge ses racines dans les mouvements antiautoritaires de la jeunesse estudiantine qui ont transformé la société néerlandaise comme celle de nombreux autres pays à la fin des années 1960, protestant à la fois contre l’intervention militaire américaine au Vietnam, et contre le conservatisme social, politique et culturel. Étudiant·es, artistes, musicien·nes, écrivain·es, comédien·nes occupent alors l’Université d’Amsterdam et le Rijksmuseum, et manifestent dans la rue et les théâtres. Le 17 novembre 1969, alors que Bernard Haitink dirige l’orchestre du Concertgebouw, un groupe d’activistes composé de musiciens et d’écrivains menés par Andriessen, les « Nutcrackers », font irruption et interrompent le Concerto pour flûte de Joachim Quantz (1697-1773) à grands renforts de sonnettes de bicyclettes et de casse-noisettes (nutcrackers en anglais), avant de distribuer des tracts dénonçant la sous-représentation de la nouvelle musique néerlandaise. L’action leur vaudra une peine de prison de dix jours, mais déclenchera une réforme de la scène musicale néerlandaise.
Pour qui composez-vous ? Qui joue votre musique ? Qui l’écoute ? Dans quels lieux ? Nourries de convictions marxistes et anarchistes, ces interrogations sur les conditions sociales de la production, de l’interprétation et de la réception de la musique conduisent Andriessen, au tournant des années 1970, à tourner le dos à l’esthétique sérielle et aléatoire dans laquelle il a écrit ses premières œuvres, fortement influencées par Boulez et Stockhausen, pour s’engager dans des groupes d’improvisation collective mélangeant jazz, soul, rock, avant-garde et minimalisme.
C’est en novembre 1969 qu’Andriessen entend pour la première fois In C de Terry Riley, avant de découvrir Philip Glass (Music with Changing Parts), ainsi que Steve Reich (It’s Gonna Rain, Piano Phase, Pendulum Music, Four Organs) qu’il rencontre à Amsterdam en 1971. Avant cela, il a fait connaissance de Frederic Rzewski en 1964 à Berlin, dont Les Moutons de panurge (1968) ont fait forte impression sur lui. Il saisit la signification politique de la remise en question opérée par les minimalistes de la distinction entre haute culture et culture populaire, musique européenne et musique américaine. « Dans De Staat, écrit-il, vous reconnaîtrez des gammes et des hauteurs de notes issues de la musique indonésienne, par exemple. Le premier bebop et le cool jazz m’ont également beaucoup influencé, bien plus que Mozart, Bach et Brahms. ». Contre l’orchestre symphonique et sa structure fondamentalement hiérarchique, les claviers électroniques et la basse électrique du Steve Reich and Musicians et du Philip Glass Ensemble constituent des marqueurs d’égalité sociale. Ainsi l’orchestre de De Staat, fondé sur la solidarité et la participation égale de tous les musiciens, répartit les instruments en unités collectives et refuse la virtuosité individuelle.
Comme Reich et Glass, Andriessen fonde un ensemble instrumental destiné à interpréter ses compositions, mais aussi celle des autres, et les jouer dans les usines, les écoles, les meetings politiques ou les manifestations : l’Orkest de Volharding, du nom de l’œuvre marquée par sa découverte du minimalisme, De Volharding (La Persévérance). Dans cette « Musique de protestation » (Strijdmusiek) créée le 30 avril 1972 durant le rassemblement Young People for Vietnam, on entend déjà les unissons fiévreux de De Staat, qu’on trouve également dans Workers Union, composé en 1975 pour l’Orkest de Volharding, et dans Hoketus, écrit l’année suivante pour l’ensemble Hoketus qu’il constitue à cette occasion.
La signification politique de ces unissons est essentielle. Composée pour « n’importe quel groupe d’instruments jouant très fort », Workers Union, écrit Andriessen, « combine liberté individuelle et discipline sévère : son rythme est exactement fixé ; la hauteur, en revanche, n’est indiquée qu’approximativement, sur une seule portée. Il est difficile de jouer en ensemble et de rester en phase, tout comme organiser et réaliser des actions politiques. » C’est la même épreuve de résistance et d’endurance — de persévérance — qu’il fait subir aux interprètes de Hoketus en soutenant l’effort collectif d’attaquer chaque note de manière constamment identique. Mais avec ses attaques brutales et son chromatisme acide, Hoketus est aussi une critique du minimalisme et de la « beauté lisse et sans aspérité [frictionless prettiess] » de ses consonances, pour reprendre la formule du pianiste et musicologue Ian Pace, à la frontière parfois, remarque Andriessen, de la pop commerciale et du générique de feuilleton télévisé.
Il ne faut donc peut-être pas se fier trop vite à la sensation éthérée que nos oreilles peuvent éprouver à l’entrée des chanteuses qui suit le martellement dissonant des cuivres au début de De Staat. Ce ne sont pas les sirènes de la Music for 18 Musicians (1974-1976) de Reich. Au contraire, ces voix-là, à ce moment précis, ne font qu’appliquer à la lettre les préceptes édictés au IVe siècle avant Jésus-Christ par Socrate dans La République de Platon (De Staat en néerlandais) sur la structure de la musique, qui stipulent « une harmonie unique [et] un rythme également à peu près constant » (397bc).
La politique de Platon dans Πολιτεία ([Politeía], La Cité ou L’État) repose tout entière sur une métaphysique de l’imitation. Est seule tolérée l’imitation vraie et morale de la Vérité et du Bien. De même qu’il faudra, après avoir expulsé les poètes de la Cité, pour enseigner aux futurs gardiens l’amour de la vérité, caviarder les passages de L’Illiade et L’Odyssée dans lesquels les dieux mentent, se dissimulent et se métamorphosent, de même, la musique, qui met en mouvement la part affective de l’âme, devra subir une censure rigoureuse (398d-399a) : interdiction des modes mixolydien et hypolydien, réputés plaintifs, ionien et lydien, doux et conviviaux, pour n’autoriser que les modes dorien et phrygien, seuls appropriés aux guerriers ; interdiction de la flûte, trop liée à l’ivresse, de la harpe et du dulcimer qui produisent des harmonies complexes, pour n’admettre que la cithare, la lyre et la flûte de pan. Voilà ce que scandent longuement les chanteuses dans leur seconde intervention dans De Staat. Enfin, chantent-elles dans les derniers instants de l’œuvre, « il faut se garder de changer pour passer à une nouvelle forme de musique, comme on se garde de ce qui mettrait en péril l’ensemble. En effet, les modes de la musique ne sont nulle part ébranlés sans que le soient aussi les plus grandes lois politiques » (424c). La « métapolitique » de Platon est en effet, pour reprendre les termes de Jacques Rancière, une affaire de « partage du sensible » strict, où chaque être humain, comme chaque son musical doit demeurer à sa place unique, remplir son unique fonction (la guerre ou le travail), être préservé de tout mélange, de toute irrégularité.
Pour comprendre le traitement musical qu’Andriessen fait subir à Platon, il faut rapprocher De Staat de deux autres œuvres avec lesquelles elle forme un triptyque : II Principe (1973-1974, pour deux chœurs, instruments à vent, basse électrique et piano), qui met en musique Le Prince de Machiavel et cite Gesualdo, et Il Duce (1973), qui désintègre progressivement par feed back la voix de Mussolini dans l’enregistrement d’un de ses discours les plus célèbres sur la perfection, l’absoluité et l’immuabilité de l’identité de l’Italie et du fascisme, avant de terminer en apothéose ironique sur l’ouverture du Zarathoustra de Strauss. Le modèle d’Andriessen est, ici, Bertolt Brecht, dont les pièces de théâtre mettent en scène des anti-modèles sociaux et politiques, et dont le compositeur néerlandais applique à la musique la notion de distanciation en élaborant des formes discontinues par montage de blocs sonores. La musique intervient ainsi comme un commentaire qui met en lumière les contradictions inhérentes à un texte, en produisant une relation dialectique musique/texte que la musicologue Yayoi Uno Everett nomme « inversion ironique ».
Dès lors, faire chanter par des femmes un texte sur l’éducation virile des gardiens n’est peut-être pas le plus grand paradoxe mis en œuvre dans De Staat, qui fait évoluer les rapports au texte à mesure que l’œuvre progresse pour affirmer la résistance de la musique à son assignation politique. Si la première intervention des voix répond à l’orthodoxie platonicienne, la seconde proclame quant à elle la prohibition de la polyphonie, des rythmes irréguliers, des changements de mode et des instruments polyphoniques, en étant accompagnée de pianos, de harpes et de guitares, passant brutalement d’une texture instrumentale et d’une métrique à une autre, et à une harmonie de plus en plus dissonante quand les chanteuses clament leur méfiance à l’égard de toute innovation en musique.
Il existe une croyance selon laquelle la musique aurait le pouvoir d’agir sur les consciences et de contraindre les corps : pouvoir qu’elle possèderait en vertu non de son inscription dans un système culturel, social ou politique, mais d’une certaine magie sonore qui lui serait propre, comme la lyre d’Orphée ou la flûte enchantée de Tamino, et qui fait dire à Socrate que « les modes de la musique ne sont nulle part ébranlés sans que le soient aussi les plus grandes lois politiques », ou à Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille plateaux qu’il existe un « fascisme potentiel de la musique ». Mais tout cela est un fantasme, dit Andriessen. Aucune musique n’a jamais contraint un être humain ou une collectivité à danser ou à marcher au pas, à tuer ou à mourir, ce que l’État et sa « violence légitime » parviennent très bien à faire tout seuls, avec ou sans accompagnement musical. La puissance de la musique est par définition suspendue à la configuration sociale et politique qui projette sur elle ses fantasmes. Sans quoi on ne comprendrait pas comment l’« Ode à la joie » de Beethoven puisse à la fois prôner l’amitié entre les peuples et avoir servi d’hymne à un régime d’apartheid comme celui de la Rhodésie du Sud jusqu’à sa chute en 1980. Cela ne signifie pas que la musique est inerte, neutre ou innocente, sinon on ne comprendrait pas non plus l’énergie dépensée par les États les plus autoritaires pour contrôler les artistes et leurs productions. Cela veut simplement dire que la puissance des œuvres d’art, loin d’être intrinsèque, est l’effet d’une projection sociale et politique. Voici l’autre paradoxe de De Staat : chanter Platon en grec ancien, c’est déboulonner la statue, renverser le monument, ouvrir l’histoire à d’autres possibles.
Lambert Dousson
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Sources :
- Robert Adlington, Louis Andriessen: De Staat, 2004, Oxon / New York, Rootledge, 2016.
- Louis Andriessen, The Art of Stealing Time, Conversations with Mirjam Zegers, Todmorden (UK), ARC Publications, 2002.
- Lambert Dousson, « Tue », in Muriel Joubert et Denis Le Touzé (dir.), La Violence en musique, Lyon, Presses universitaires de Lyon, coll. « Mélotonia », 2022, p. 35-54.
- Yayoi Uno Everett, The Music of Louis Andriessen, Cambridge University Press, 2006.
- Ian Pace, “The Historiography of Minimal Music and the Challenge of Andriessen to Narratives of American Exceptionalism (2)”, in Dodd, R. (ed.), Writing to Louis Andriessen: Commentaries on life in music, Eindhoven (The Netherlands), Lecturis, 2019, p. 153-173.
- Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995.