Des textures sonores chez David Lynch
Le son et la musique ne sont pas de simples éléments de décor chez David Lynch. Ils habitent et structurent ses films. Estelle Dalleu, spécialiste de son œuvre, en analyse la portée.
David Lynch fait la rencontre du médium cinématographique de manière tout à fait singulière. Le moment fondateur où il prend conscience qu’il souhaite faire du cinéma a lieu devant un tableau qu’il est en train de réaliser durant ses études d’arts plastiques : il voit le motif de la figure qu’il peint entrer en mouvement alors que surgit simul¬tanément un bruit de vent. La révélation du cinéma dans la peinture détermine un trait identitaire qui parcourt toute l’œuvre de Lynch. L’acte de peindre est l’endroit où s’invente le cinéma, qui consiste à modeler de manière concomitante le visuel et le sonore. Les images en mouvement et les sons forment des textures, dans un aller-retour incessant entre un visible qui donne à entendre du sonore et un sonore qui donne à voir des images.
David Lynch ne souhaite pas hiérarchiser les langages artistiques. Le son existe comme un terrain d’expérimentation au même titre que toutes les autres formes d’expression. Ce souci du matériau sonore s’incarne à divers niveaux, qu’il s’agisse des trois pistes traditionnelles du cinéma (voix, bruit et musique), de la réalisation d’albums où il se fait musicien et chanteur, ou de la production pour le compte de son label musical.
Manifestation liée
In Dreams : David Lynch Revisited
vendredi 19 septembre 2025 21h00
Opéra national du Rhin

Quand il ne s’agit pas de ses propres compositions, Lynch effectue tout un travail d’appropriation de musiques préexistantes. Il puise dans les tonalités d’une période qu’il affectionne tout particulièrement, le rock and roll des origines et plus généralement dans la musique américaine des années 1950 et 1960. Roy Orbison, par exemple, laisse son empreinte sur deux films : Blue Velvet avec la chanson « In Dreams » et Mulholland Drive avec la reprise en espagnol de « Crying » par la chanteuse Rebekah Del Rio. Ou encore, Bobby Vinton, dont la chanson « Blue Velvet » prend la forme d’un film hommage aux chansons qu’écoutait Lynch dans sa jeunesse. D’autres noms, plus contemporains, affleurent dans l’espace-temps filmique de Lynch : David Bowie, Marilyn Manson, ou les groupes Rammstein et This Mortal Coil, pour ne citer que quelques exemples présents dans son film Lost Highway.
De toutes les rencontres musicales qu’il peut faire, il y en a deux qui sont proba-blement plus prégnantes que les autres. Le musicien John Neff tout d’abord, auquel Lynch fait appel pour la construction de son studio d’enregistrement. Le duo qu’il forme alors avec Neff donnera naissance à un album intitulé Blue Bob, dont les titres nourris par des riffs acides de guitare participeront à la bande son de Mulholland Drive. Ensuite, comment ne pas évoquer la complicité artistique entre Lynch et le musicien Angelo Badalamenti. La rencontre entre Badalamenti et Lynch s’effectue autour d’une voix, celle de l’actrice Isabella Rossellini, qui devait apprendre à chanter pour tenir le rôle de Dorothy Vallens dans Blue Velvet. C’est une longue et fructueuse collaboration qui naît alors. Badalamenti devient le collaborateur privilégié du réalisateur et travaillera sur la totalité des bandes originales des films et séries télévisées de Lynch jusqu’à Mulholland Drive. La rencontre avec Angelo Badalamenti a une répercussion importante chez Lynch, elle lui permet, grâce au travail qu’il entreprend avec lui, d’ajouter la composition musicale (musiques et paroles) à sa créativité. Tous les deux développent une méthode tout à fait originale de composition musicale : Lynch prononce des mots clés que Badalamenti tente d’interpréter au piano, jusqu’à trouver le ton juste, la mélodie en résonance avec les sensations transmises par la parole.
La voix est certainement ce qui intéresse Lynch au plus haut point. Quand elle n’est pas la sienne, nasillarde et qui hante Inland Empire d’un titre comme « Ghost of Love », cette voix est principalement féminine. Les voix chantées masculines existent, certes, et quelques figures se détachent : James (Twin Peaks), Ben (Blue velvet) ou Sailor (Sailor et Lula), mais la voix féminine est au cœur du chant imprimé sur la bande sonore. Et elles sont nombreuses les chanteuses à graviter autour de David Lynch, soit pour une collaboration le temps d’un album ou d’une piste musicale (Chrysta Bell, Jocelyn Montgomery ou Ariana Delawari), soit pour intervenir visuellement et vocalement au cœur de la diégèse, comme Julee Cruise et sa voix mélancolique, cristalline, parcourant la saga télévisuelle Twin Peaks.
La voix, c’est aussi elle qui participe d’une sorte d’incursion vers la comédie musicale. On mentionne d’ailleurs rarement que Lynch est l’auteur, en collaboration avec Angelo Badalamenti et Julee Cruise, d’Industrial Symphony no 1, un spectacle vivant qui mobilise tous les éléments appartenant à ce genre. Au cinéma, la comédie musicale désigne un moment qui tenterait de suspendre ou de rompre l’espace-temps. Dans Eraserhead, lorsque Laura Near interprète « In Heaven », sur un espace scénique caché derrière un radiateur, c’est bien l’intrusion d’un monde dans un autre, celui alors gouverné par le personnage de la Dame dans le radiateur. La comédie musicale, c’est aussi cet instant où la voix passe du parlé au chanté, et donne la capacité à quiconque d’exprimer l’indicible. C’est ainsi qu’en chantant « Just You » dans Twin Peaks, James peut enfin exprimer des sentiments qu’il ne peut dire autrement.
Même si Lynch semble s’attacher par endroit à une certaine proximité avec la forme classique de la comédie musicale à l’hollywoodienne, il lui donne cependant une valeur supplémentaire en la réinvestissant d’une sorte d’effet clip. Cette forme du clip vidéo, Lynch la connaît bien. Il s’y exerce lorsqu’il réalise les images de ses propres créations musicales ou pour le compte d’autres artistes : pour le chanteur Chris Isaak ; le compositeur de musique électronique Moby ou pour le groupe de musique japonais X Japan. Filmer la musique est un terrain d’expérimentation supplémentaire pour Lynch. Il y puise des défis créatifs, comme lorsqu’il filme la musique en direct lors d’un concert du groupe pop rock britannique Duran Duran.
Le lien indéfectible entre l’image et le son peut prendre des tournures inattendues chez Lynch. Lors de l’exposition The air is on fire de la Fondation Cartier à Paris en 2009-2010, entièrement consacrée aux diverses pratiques artistiques chez Lynch, le visiteur pouvait, par un dispositif électronique placé à côté des tableaux, déclencher des sons (musique et bruit) propres à chaque œuvre, devenant une sorte de compositeur de l’exposition modulant les flux toujours changeants des nappes sonores. Ce dispositif, qui permet d’allier le son à l’image, plaçait le visiteur dans une situation assez proche de celle vécue par Lynch lors de sa découverte de l’image animée. Comme s’il souhaitait que celui-ci fasse l’expérience du moment précis où, simultanément à la vision d’un tableau soit présent le son. C’est en tout cas une manifestation supplémentaire, jusqu’au cœur des arts plastiques, de l’intérêt particulier de Lynch pour la création sonore.
Parmi les textures sonores chez David Lynch, le bruit est fort probablement un point nodal de son univers créatif. C’est un bruit de vent qu’entend Lynch lorsqu’il voit sa peinture entrer en mouvement. On ne saura jamais si ce bruit a vraiment existé. Il pourrait tout autant s’agir d’un phénomène vibratoire transmis par un infrason. Ces flux sonores, ou vibratoires, on les entend traverser tous ses films. Lynch les nomme des « présences ». Elles ressemblent d’ailleurs parfois vraiment à du vent, que Lynch produit avec sa bouche — car Lynch est également sound designer de ses films. Ces présences sont la plupart du temps composées de sons industriels, parmi lesquels des bruits de ventilation, de tuyauteries. Elles ne font pas qu’illustrer la passion, tant visuelle que sonore, que Lynch porte à ce monde, elles forment l’enveloppe acoustique d’un ailleurs toujours superposé à l’instant.
De la musique industrielle où des machines sont transformées pour l’occasion en instruments de musique sérielle (le court métrage Industrial soundscape) à l’électroacoustique des pistes sonores de ses films ; d’une mélodie qui se déconstruit jusqu'à un infrason ; d’une voix qui s’évapore en cri… tout n’est qu’achèvement ou naissance dans le bruit chez Lynch.
Si Lynch sollicite, voire provoque, brouille ou malmène l’oreille du spectateur, c’est pour mieux l’emmener vers une écoute de musicien.
Estelle Dalleu
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Estelle Dalleu est docteur en Études cinématographiques. Ses principaux objets de recherche académique s’intéressent à l’esthétique et à l’histoire du jeu vidéo ainsi qu’au numérique dans le cinéma (les motifs hologrammiques, la représentation de l’intelligence artificielle, la figure actorale à l’ère du numérique, etc.). Elle a organisé des colloques et journées d’études (dont une consacrée aux singularités du jeu vidéo) et elle contribue à des publications en lien avec ses problématiques de recherche. Elle est chargée d'enseignement à l'université de Strasbourg en esthétique et histoire des théories du cinéma et du jeu vidéo. Elle est membre élu (chercheuse associée) du Conseil de laboratoire de l’UR 3402 - ACCRA ainsi que membre du comité de pilotage du groupe de recherche Cultures et Mondes Ludiques de l'université de Strasbourg.