

Knud Viktor, la profondeur de l’écoute
Pascal Normandin
Knud Viktor, c’est l’histoire d’un peintre danois né en 1924 qui se rend dans les années cinquante en Provence pour voir de ses yeux l’extraordinaire lumière dont parle Van Gogh et qui se trouve, selon ses propres termes, « pris par le son ».
La palette, le matériel de gravure et de photographie doivent laisser une place toujours plus grande aux enregistrements, toujours plus « microscopiques », qui seront désormais l’objet de son travail d’artiste.
Il vivra une cinquantaine d’années pour le moins modestement dans une petite bergerie qu’on lui a offerte, seul le plus souvent, passant des heures et des heures à l’affût de tel phénomène sonore dont le Luberon est prodigue. Avec du matériel bricolé dans un premier temps, il grave sur des bandes magnétiques… Et tout cela devient le matériau de son art. Les sons cohabitent et se répondent, amplifiés, répétés, organisés par l’artiste sur la bande, comme un peintre le ferait sur une toile avec des couleurs et des formes. Il se disait lui-même «peintre sonore».

Il en résulte des créations d’une beauté unique où l’on entend, à partir d’une image sonore de son entourage immédiat (et sans que cela enlève rien au génie de Gustav Mahler), le véritable Chant de la terre : «J’ai entendu comme toutes les sonorités de La Nature cherchaient à entrer dans la même harmonie, et on a l’impression que c’est fait par des forces naturelles qui cherchent une harmonie», dit-il dans une des quelques émissions de radio qui lui ont été consacrées. Et ailleurs : «J’aimerais croire qu’il y a une sorte de symphonie à l’œuvre dans la Nature». Knud Viktor agence les sons qu’il a captés de façon à nous faire entendre cette harmonie secrète, que seul un «écouteur profond» comme lui a pu déceler.
Avant la deuxième moitié du XXe siècle, il était impossible de capter et d’amplifier un son jusqu’à entendre, par exemple, une araignée qui tisse sa toile. Ainsi dans ses pièces, sobrement intitulées Jeux, Images ou Ambiances, cohabitent pour la première fois peut-être, des sons imperceptibles à «l ’oreille nue» à égalité avec des masses sonores assourdissantes. Faire entendre la vibration intime du monde au moyen de ce mélange inouï de sons exclusivement issus de la Nature, tel est, je crois, l’objet de sa quête.

Knud Viktor, décédé en 2013, est aussi l’un des premiers à constater la raréfaction, voire la disparition de certaines voix de la Terre… Son travail d’artiste résonne d’autant plus fort aujourd’hui que l’effacement progressif de nombreuses espèces animales, et pas seulement des oiseaux et des insectes, est un fait avéré. Même si l’œuvre de notre Viking du Luberon est dénuée de toute sentimentalité, il me semble qu’on peut entendre dans les dernières minutes de telle de ses pièces intitulée Image X, une sorte de plainte ou de supplique effarée, à nous adressée, pour que nous reprenions la place qui est la nôtre dans l’harmonie du monde.
Cet itinéraire unique d’un artiste qui se laisse imposer un changement aussi radical que celui du passage de l’œil à l’ouïe, la pertinence avec laquelle il a su utiliser les possibilités nouvellement offertes par la technique, et la sensibilité esthétique singulière qui infuse dans ses œuvres, font de Knud Viktor un artiste inclassable. Sa démarche ne correspond à aucun mouvement dûment répertorié, même si le parallèle avec la musique concrète ou le « field recording » ferait évidemment apparaître des convergences intéressantes. Sa passion pour le son va de pair avec son engagement dans une vie d’ermite contemplatif, avec des joies, mais aussi sans doute des difficultés que nous avons du mal à nous représenter. Nous sommes touchés par la puissance de ses œuvres, autant que nous sommes impressionnés par la détermination de son choix de vie. Dans le cas de Knud Viktor, on peut vraiment dire que la vie et l’œuvre se confondent.