

Entretien avec Claire M Singer
Propos recueillis par David Sanson
Organiste, violoncelliste, compositrice, artiste sonore, cinéaste : l’Écossaise Claire M Singer s’épanouit dans tous les domaines de la création artistique. David Sanson s’entretient avec elle à l’occasion de son concert à Strasbourg le 24 septembre 2026.
Depuis 2012, Claire M Singer est directrice musicale à l’Union Chapel de Londres. C’est là qu’elle a initié le festival Organ Reframed en 2016 et ainsi contribué à renouveler en profondeur le répertoire de l’instrument à travers des commandes passées à Éliane Radigue, Phill Niblock, Hildur Guðnadóttir ou encore Philip Jeck ; elle a d’ailleurs en commun avec le compositeur britannique Gavin Bryars, avec qui elle partage l’affiche à Musica, d’avoir collaboré avec ce dernier, authentique poète de la scène électronique expérimentale disparu en mars 2022.
Publié, comme son prédécesseur Solas (2016), sur le label Touch, son album Saor inaugurait en 2023 une trilogie inspirée par ses randonnées à travers les paysages de son Écosse natale. Mêlant les textures de l’orgue à celle de l’harmonium, du violoncelle et de l’électronique, c’est une suite de paysages sonores grandioses auxquels l’orgue confère un surcroît de profondeur de champ. Pour son premier concert à Strasbourg, Claire M Singer proposera une pièce sur mesure inspirée par les caractéristiques de l’orgue de l’église Saint-Paul.

Quand avez-vous commencé à écrire et produire de la musique, et où l’avez-vous étudiée ?
J’ai commencé à apprendre le violoncelle à l’âge de 7 ans, et le piano a suivi 4 ans plus tard, mais le fait de jouer la musique que l’on me mettait sous les yeux ne m’a jamais satisfaite. Je préférais largement composer mes propres pièces, et même quand j’étais censée jouer le répertoire je revenais toujours au jeu à l’oreille, pour pouvoir m’échapper dans ma tête et me perdre dans le son plutôt que de me concentrer sur chacune des notes qui me faisaient face. Vers l’âge de 13 ans, j’ai ensuite commencé à jouer dans des groupes (d’abord aux claviers, puis en y ajoutant le violoncelle et l’accordéon) et quand j’ai eu mon premier clavier Roland, qui m’a permis de découvrir l’enregistrement multipiste, mes compositions ont eu tendance à devenir des arrangements de plus en plus spectaculaires pour plusieurs instruments et voilà, ça y était : j’ai su que c’était à ça que je voulais consacrer tout mon temps. Je n’ai jamais vraiment écrit de partitions, j’enregistrais toujours mon piano ou mon violoncelle sur cassette ou sur la disquette de mon Roland. C’est sans doute pour ça, j’imagine, qu’à l’université, j’ai choisi d’étudier la composition de studio. Ce qui me plaisait, c’était qu’on pouvait entendre sa composition prendre vie instantanément. Vu que j’interprétais le répertoire classique au violoncelle tout en jouant dans un groupe, mon langage s’est nourri de part et d’autre, et c’est probablement pourquoi ma musique embrasse les scènes classique, électronique et contemporaine.
Qu’est-ce qui vous a menée à l’orgue ?
C’est seulement lorsque j’ai rejoint l’Union Chapel au poste de directrice de la musique pour l’orgue, en 2013, que j’ai commencé à jouer de cet instrument. Cela va faire 20 ans que je compose pour orgue mais mes premières pièces étaient destinée à un autre instrumentiste. En 2006, lorsque le festival Sound d’Aberdeen m’a commandé ma première composition pour orgue, je me souviens avoir expliqué à l’organiste Roger Williams qu’on avait peut-être choisi la mauvaise personne pour cette tâche, car à l’époque, j’écrivais des choses plutôt expérimentales et abstraites. Pour moi, l’orgue se rattachait à la musique classique plutôt qu’à la musique expérimentale, même si bien sûr les pièces de compositeurs comme Olivier Messiaen ou György Ligeti se rapprochaient davantage de mon univers sonore. Je n’avais pas vraiment pris la mesure de tout le spectre de l’instrument. J’étais assez réticente et ai dit que je n’étais pas sûre de pouvoir composer quoi que ce soit. Roger m’a simplement proposé de venir faire une session avec lui pour me faire une idée.
Je suis donc allée à la rencontre de l’orgue Aubertin du King’s College d’Aberdeen – j’aime parler des orgues comme si elles étaient des personnes – et nous avons fait différents essais. Je ne pouvais pas croire qu’il était possible de créer des sons complètement acoustiques qui sonnent comme ce que j’essayais de produire en studio, sans besoin d’ordinateur ou de quoi que ce soit d’autre. Après cette pièce, j’ai complètement attrapé le virus. Je décidé de créer un festival qui soit à l’origine de nouvelles commandes, parce que je voulais que tout le monde sache combien cet instrument est étonnant —tout cela, bien sûr, sans avoir accès à un instrument et sans le moindre financement.
Six ans plus tard, après deux pièces composées pour Roger, le poste de directeur de la musique à Union Chapel s’était à pourvoir et j’ai sauté sur l’occasion. À partir de ce moment-là, j’avais les clés d’un des plus fabuleux orgues historiques de Londres. Aux heures calmes, je pouvais passer des heures à l’orgue, et c’est ainsi que j’ai commencé à développer ma propre manière de jouer. Je préférais aborder l’orgue comme s’il était une source sonore plutôt que de suivre les règles du jeu traditionnel. Évidemment, je connaissais les instruments à clavier, mais jamais on ne m’avait enseigné la manière de faire ceci ou cela. J’étais complètement libre d’expérimenter, et c’est ainsi que je plaquais les touches avec des baguettes ou des pailles de manière à pouvoir manipuler les jeux. Je n’avais jamais fait l’expérience d’un rapport aussi pleinement physique à l’instrument.
L’orgue est un instrument extrêmement puissant, qui vous permet de jouer effectivement avec l’espace dans lequel il se trouve, et dont les infrabasses vous traversent littéralement. Je regrette un peu que mon violoncelle ait désormais tendance à passer au second plan lorsqu’il s’agit d’entamer une nouvelle composition, même s’il arrive toujours à s’y frayer un chemin au final.
Pendant deux ans, j'ai continué à développer mon écriture et mon jeu sur cet instrument. Je tiens toujours un bourdon, ce qui me permet de manipuler continuellement la pression du vent sur les jeux tout en jouant une mélodie, et sincèrement, je pense que si que ma voix s'est développée de cette façon, c’est parce que j’écouté de la cornemuse depuis l'âge de 3 ans. Jusqu’à mes 18 ans, j’ai suivi des cours de danse écossaise hebdomadaires, donc avoir un bourdon et une mélodie est quelque chose d’ancré en moi. Je dis souvent qu’en fin de compte, j'écris de la musique de cornemuse pour l'orgue (sourire).
À quoi ressemble votre quotidien en tant qu’organiste de l’Union Chapel à Londres ? À quelle fréquence jouez-vous et comment équilibrez-vous la musique écrite/de répertoire et la musique de création/expérimentale — si cette distinction est pertinente à vos yeux ?
Mon emploi du temps est toujours très fluctuant, en fonction de l'activité de l’église et du projet de composition sur lequel je travaille. Cependant, je travaille à temps partiel à la chapelle, la majeure partie de ma semaine étant consacrée aux commandes, au travail sur mes albums ou aux répétitions pour des concerts. Je consacre généralement un jour par semaine au programme d'orgue, au festival et au label. N'étant pas organiste de formation, je n'oserais jamais jouer une œuvre que je n'ai pas écrite ! Nous avons de véritables organistes qualifiés qui jouent lors des offices, etc. J'ai la chance de pouvoir développer un programme diversifié de musique d'orgue et d'éducation pour tous les âges, qui comprend la programmation et les commandes pour mon festival Organ Reframed.
Justement, quel était votre objectif avec la création de ce programme, et comment fonctionne-t-il ?
L’idée du festival était mûre depuis longtemps. Mes trois premières années en tant que directeur musical de l'orgue de l’Union Chapel ont été une période de transition, permettant de passer de la restauration complète de l’instrument à l'élaboration d'un programme de concerts et d'ateliers pédagogiques. Cette période m'a permis de tester différentes idées et de développer une présence régulière de concerts d'orgue à la chapelle, proposant différents genres musicaux. En 2016, j’ai senti que j’étais prête à repousser mes limites, et le festival dont je rêvais depuis ma première commande en 2006 est né.
L'orgue possède l'un des répertoires les plus vastes, mais il doit bien sûr continuer à croître et à développer de nouvelles manières. Cela ne peut se produire que si vous en autorisez l'accès, afin que les compositeurs/artistes puissent vraiment avoir le temps d'expérimenter plutôt que de se plonger dans un livre d'orchestration pour réfléchir : « OK, la gamme va d'ici à là, je vais donc écrire ça. » Quand j'ai commencé à écrire pour l'orgue, les artistes contemporains/expérimentaux qui écrivaient pour cet instrument n’étaient guère nombreux. Comme, en général, pour accéder à un orgue, il faut connaître quelqu'un qui a une clé, les compositeurs ont rarement l’occasion de passer du temps avec l'instrument, ou même d’imaginer composer pour lui. On m’a donné la chance de prendre le temps d’explorer, et je pense qu'il est maintenant de ma responsabilité, en tant que détentrice des clés de l'orgue de l'Union Chapel, de m'assurer que tout le monde ait le même accès et les mêmes opportunités. L’objectif principal d’Organ Reframed est de commander de nouvelles œuvres à des artistes et des compositeurs ; de leur permettre de passer du temps sur l'orgue pour développer des idées et, en fin de compte, de contribuer à développer le répertoire de l’instrument pour démontrer que celui-ci est tout à fait capable d’être à l’avant-garde de la nouvelle musique d’aujourd'hui.
Depuis le début, j'entretiens un partenariat étroit avec le London Contemporary Orchestra et, pour chaque festival, nous réfléchissons à de nouvelles configurations instrumentales avec l'orgue, ce qui nous permet de toujours faire progresser le répertoire. Je commande également chaque année une installation sonore abordant l'orgue et l'espace sous un angle différent.
Il est extrêmement important d’avoir l'opportunité de s'appuyer sur la riche histoire de l'orgue et de la faire connaître à une nouvelle génération d'artistes. Ces dernières années, le festival a commandé des œuvres à de nombreux artistes exceptionnels, dont vpour n'en citer que quelques-uns. Nous avons également eu la chance d'avoir des organistes comme James McVinnie et Frédéric Blondy pour interpréter ces nouvelles commandes.
Le festival est malheureusement en pause depuis 2022, car la boîte à souffle de l'orgue (Swell Box) nécessite une grosse réparation : les travaux sont en cours, ce qui me permet d’envisager le retour du festival.
Quelle organiste êtes-vous et comment travaillez-vous pour préparer un récital sur un nouvel instrument, comme celui que vous donnerez dans le cadre de Musica ? Comment équilibrez-vous les sons préenregistrés et la performance live ?
Chaque orgue est différent, leur registration produisant des palettes sonores toujours différentes. Leur taille varie et l'espace fait partie intégrante de l'instrument : concrètement, vous jouez l’espace. Pouvoir expérimenter avec l’acoustique est quelque chose de vraiment passionnant, et bien sûr, à chaque fois qu’on aborde un orgue différent, il faut apprendre à connaître l'instrument et l'espace, ce qui rend chaque performance très spécifique au lieu. Je l'ai dit, ma pratique consiste à expérimenter la mécanique des jeux, ce qui permet de contrôler précisément la quantité de vent entrant dans chaque tuyau. Cela demande beaucoup de pratique et d'exploration pour apprendre chaque son incrémentiel que l'orgue peut produire. Chaque orgue étant unique, la pièce sera différente à chaque fois, mais c'est ce qui rend l'écriture et le travail sur cet instrument si fascinants.
Mais les choses deviennent vraiment délicates car il existe différents types de mécanismes : par exemple, l'orgue peut être à jeux électriques (où l'on ne peut pas jouer avec le vent) et à jeux mécaniques, et j'ai besoin d'un mécanisme pour tout produire en direct. Avec un orgue à jeux électriques, je dois aborder mon set différemment en utilisant des sons de vent préenregistrés et en les combinant avec les jeux de l'orgue en direct. J'ai besoin de beaucoup de préparation pour que ces sons se marient parfaitement avec l'instrument. Dans les deux cas, il faut toujours quelques jours de répétition avant le concert. Je compte sur mes échanges avec un organiste de Saint-Paul et sur les répétitions de septembre pour être aussi prête que possible. Ce sera ma première visite à Strasbourg.