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Karaoké fantôme : introduction à l’esthétique de Nicole Lizée

Karaoké fantôme : introduction à l’esthétique de Nicole Lizée

Lambert Dousson

« Les différentes techniques d’enregistrement n’ont pas seulement rendu les sons indéfiniment manipulables, elles ont également généré un extraordinaire surplus de présence sonore et musicale. Une présence qui tend à devenir le nouveau matériau de l’art musical. Pour beaucoup de musiciens, faire de la musique revient essentiellement à intervenir en elle. Il faut pour cela inventer de nouveaux gestes non de production, mais d’interposition, ce que confirment, de Détroit à Manchester et Francfort, vingt années de détournement sonore (des DJ hip-hop new-yorkais aux adeptes britanniques du sampling tous azimuts) et de mésusage des machines électroniques. » (Gallet 2002) 

C’est au cours des années 2000 que l’on voit émerger, dans les écrits liés de près ou de loin à ce qu’on appelle à ce moment-là en France la « pop philosophie », une figure jusqu’alors totalement négligée par la théorie esthétique et la philosophie de l’art : le DJ. À plus de vingt années de distance, les analyses et les réflexions qu’ont à l’époque impulsées les musiques électroniques, les pratiques qu’elles engagent et les types de subjectivités qu’elles actualisent, apparaissent aujourd’hui essentielles pour comprendre certaines dynamiques de la création contemporaine. Celles-ci consistent à hybrider la tradition classique occidentale et l’archive des musiques enregistrées dont le nom propre est pop, dans laquelle il s’agit de puiser non seulement des matériaux, mais aussi et surtout des manières de faire de la musique : la penser, la composer, la jouer, l’écouter. Le sampling est leur métaphore, le mix leur « forme fondamentale » (During 2008).

C’est à peu près à la même époque où paraissent ces analyses que, de l’autre côté de l’Atlantique, une jeune compositrice originaire de la province du Saskatchewan à l’ouest du Canada fait une entrée fracassante sur la scène musicale, avec l’œuvre qu’elle a composée en vue d’obtenir le diplôme de Master en composition de l’Université McGill de Montréal. Dans RPM (1999, révisée en 2005), Nicole Lizée (née en 1973) confronte un ensemble de 19 musiciens et un DJ pour qui elle a élaboré une notation précise des gestes à accomplir sur les platines à vinyles.

 « Les groupes instrumentaux reproduisent les sonorités générées par la manipulation des platines, telles que le juggling et le splicing (effet de saut de disque), le dragging/transforming (scratching rapide et déformé), les effets “hydroplane” et “tweak” (sonorités graves et déformées) et les forward scratches (effet de bégaiement). La structure formelle de l’œuvre, le contenu tonal, le flux rythmique, les tempi, les changements de mesure et les registres instrumentaux sont directement influencés par les échantillons tirés des disques manipulés par le DJ. »

Dissonante et brutale, puissante et abstraite, l’œuvre culmine dans la section finale avec un battle enfiévré entre l’ensemble instrumental et le soliste. Elle-même platiniste, Lizée explorera par la suite cette relation au sein de plusieurs œuvres. Dialogue entre les platines et un violoncelle électrique, Bookburners (2008, révisée en 2012) déploie quant à elle les répétitions de samples en un contrechant d’un grand lyrisme aux accents élégiaques décalés. Composée pour 7 musiciens et platiniste, This Will Not Be Televised (2005-2007) intègre un enregistrement de sinusoïdes, un chœur de nonnes tiré de La Mélodie du bonheur, des extraits de Duran Duran, du Wu-Tang Clan et de Nana Mouskouri, ainsi que des voix (« oooh », « whoa », « yeah ») de rockeurs des années 1960, 1970 et 1980 et des gestes musicaux du heavy metal.

 

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Un des aspects peut-être les plus déstabilisants de l’esthétique de Lizée est la manière dont la généalogie moderne de son écriture prend place au sein d’une constellation d’influences pop à la fois très ample, très diversifiée et en même temps très précise. Ligeti, Messiaen, Andriessen et Cage côtoient artistes easy listening (James Last, Burt Bacharach, Nana Mouskouri, Frank Mills, Ray Conniff, Doris Day) et compositeurs de musique de film (Bernard Hermann, Krystof Komeda, Ennio Morricone, Nino Rota, Brad Fiedel, Michel Legrand, Vangelis), rock psychédélique des années 1960 (Love, Pink Floyd époque Syd Barrett, Os Mutantes), années 1980 (Stone Roses, Inspiral Carpets) et hip-hop psychédélique (3 Feet High and Rising de De La Soul), la new/no wave, le punk, le heavy metal, le thrash metal et le speed metal, les premier clips de MTV (1982-1991) et les microgenres (shoegaze, lowercase, witchhouse, psybient, black midi). Mais s’il ne fallait en retenir qu’une seule, ce serait la chanteuse Kate Bush :

« Je revisite continuellement son œuvre. Son travail m’a rassuré sur la possibilité d’être expressive et créative de façons multiples et non conventionnelles — quitte à passer pour une excentrique —, d’oser prendre des risques artistiques, de ne jamais masquer son éclectisme, même au sein d’un même album ou d’une même chanson, et de contrôler sans complexe les nombreuses facettes de la création artistique (production, réalisation de clips vidéo, conception de décors et de costumes, etc.). Tout cela incarne la liberté artistique. »

 Au sein de l’impressionnante production musicale de Nicole Lizée — une centaine d’œuvres mobilisant tous les effectifs possibles, de l’instrument soliste au grand orchestre, avec ou sans électronique, avec ou sans vidéo —, la série des Karappo Okesutura (littéralement « orchestre vide »), volumes 1 et 2 (2006) et volume 3 (2009) est celle qui incarne peut-être de la manière la plus jubilatoire cette diversité de sources. Chaque pièce, composée pour ensemble instrumental et bande de karaoké, suit le scénario suivant : 

« Une chanteuse de karaoké monte sur scène pour interpréter un tube des années 1980, mais constate que la machine à karaoké fonctionne de manière erratique. Elle commence à sauter vers différentes sections du morceau, à revenir en arrière et à s’arrêter sans prévenir. La cassette de karaoké elle-même est endommagée et déformée : la hauteur et la vitesse fluctuent, certaines parties de la cassette ont été mangées par la machine. Pourtant, la chanteuse parvient à garder son sang-froid ; elle suit et s’adapte à la machine, changeant le tempo et la hauteur en fonction de la cassette, et termine la chanson comme une professionnelle. »

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En amplifiant les métamorphoses engendrées par la détérioration de la bande du karaoké, l’ensemble instrumental opère au scalpel sur le corps des hits pop comme le ferait un chirurgien sous acides, révélant des paysages sonores étranges à mesure que sont mis au jour les tissus conjonctifs de la chanson : « les applaudissements, les lignes de basse, les textures synthétiques et surtout les chœurs prennent une urgence et une importance surréalistes ». C’est bien sûr aussi une célébration joyeuse de cette écoute socialement créative qu’est le karaoké. Recherche sur les effets de « décontextualisation », « déconstruction » et « recontextualisation » (selon ses propres termes) qui irrigue l’ensemble de son œuvre, Karappo Okesutura met par ailleurs en œuvre, avec beaucoup d’humour comme souvent chez elle, deux dimensions essentielles de l’esthétique de Lizée : l’exploration sonores des technologies obsolètes ou dysfonctionnelles et le travail sur l’image (projection de clips démontés et remontés).

« Mon père est collectionneur, revendeur et réparateur d’appareils électroniques, et notre maison était toujours remplie de divers appareils électroniques, dont beaucoup ne fonctionnaient pas correctement. Je suis née dans une maison peuplée de machines vintage, et cette collection a continué à s’agrandir tout au long des années 1970 et 1980, à mesure que nous recevions les derniers appareils à tester (machines Betamax, lecteurs de disques vidéo, consoles de jeux vidéo, etc.). J’ai toujours été entouré de ces sons, qui sont donc devenus une partie intégrante de mon subconscient. Les sonorités produites par ces machines me semblent totalement normales dans un ensemble acoustique “traditionnel”. Certains sons sont devenus emblématiques à mes yeux et je souhaite capturer et manipuler ces “icônes” dans un nouvel environnement. »

Ainsi Arcadiac (2005-2008) confronte l’orchestre symphonique aux sonorités râpeuses de jeux vidéo des années 1970 et 1980, projetés en même temps sur un écran. Love Theme 1978 for Simon™ (2006) associe un percussionniste et le jeu électronique de mémoire célèbre pour ses quatre gros boutons colorés. Hommage au rock progressif, expérimental et psychédélique allemand des années 1960 — surnommé Kosmische Musik ou Krautrock —, Death to Kosmische (2011) déploie des vibratos gigantesques, pitch blend, reverb’, échos, etc., mis en boucle, déformés, affolés. Chacun des musiciens d’un quatuor à cordes amplifié joue aussi des instruments électroniques vintage : Thingamagoop, platines vinyle portatives, stylophone, omnichord. Les sonorités d’un ensemble instrumental qui incarne depuis la fin du XVIIIe siècle l’essence de la musique de chambre et de la musique dite pure, absolue, se réfléchissent avec les sonorités surannées des instruments électroniques des années 1960 dans ce que Lizée nomme, après Jacques Derrida, une « hantologie musicale » peignant un présent peuplé uniquement de fantômes et de reliques.

 

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L’image, enfin, accompagne nombre des œuvres de Lizée. Hitchcock, Lynch, Kubrick ou Tarantino, mais aussi Polanski, Von Trier, Cronenberg et Coppola, occupent au sein de son panthéon une place tout aussi importante que les musiciens cités précédemment. Chez les uns comme chez les autres, elle y trouve non seulement un matériau hautement manipulable, mais aussi des manières de composer des formes en termes de montage et d’assemblage, de rythme et de timing, de mesure et de fluidité. D’où de nombreuses pièces qui, sans utiliser l’image, visent à traduire musicalement le langage visuel de certains réalisateurs — on pense à l’hommage rendu à « la scène à la chandelle » de Barry Lindon de Kubrick dans la brève pièce pour orchestre Zeiss after Dark (2017).

 

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C’est peut-être dans la série des Études que cette traduction des langages musical et cinématographique trouve son expression la plus significative, en même temps qu’elles explorent autrement les dysfonctionnements des technologies de l’image : Lynch Études (pour piano, 2016), Tarantino Études (pour flûte basse, 2015, version pour 2 flûtes basses, 2017), Kubrick Études (2013, pour piano) ou Hitchcock Études (2010, pour piano, version pour quatuor à cordes, 2014). La description que fait Lizée de cette dernière pièce est à elle seule un résumé de son art poétique :

« Toutes les bandes sonores et les images proviennent de films d’Hitchcock de la “période intermédiaire”. Le matériel source est déconstruit, découpé et endommagé, ce qui donne lieu à des couches de matériel rythmique disjoint et erratique, des lignes mélodiques et des harmonies déformées. Ces imperfections et ces erreurs sont tissées ensemble pour créer un nouveau paysage sonore sur lequel le matériel acoustique d’accompagnement est joué en direct. Les éléments sonores vont au-delà de la bande originale de Bernard Hermann et incluent les bruitages et autres artefacts audio présents dans les films.

Le matériel sonore défectueux est noté avec précision afin de permettre au piano live de se synchroniser et de s’entremêler avec la piste et la vidéo “défectueuses”. La notation ou la transcription est une composante importante de l’œuvre. Elle consiste à extraire du matériel existant en modifiant son état physique, mettant ainsi en lumière des mélodies, des gestes et des rythmes cachés.

L’interprète vivant interagit avec les icônes perdues, oubliées ou même disparues, insufflant simultanément une nouvelle vie et de nouvelles émotions aux personnages tout en déformant, étirant et piratant le contexte, la fonction et l’intrigue d’origine. Il y a quelque chose de sinistre et de terrifiant lorsque l’interprète s’infiltre dans la scène et interagit avec le personnage (souvent psychotique) ; il devient à la fois partie intégrante de la mise en scène, tout en la guidant dans une nouvelle direction. »

À certains moments, c’est un autre fantôme qu’on voit se tenir fugitivement aux côtés des héroïnes hitchcockiennes : le fantôme de Nicole Lizée.

© Richmond Lam
© Richmond Lam

  

Sources :

 Paul Kilbey, « 5 questions to Nicole Lizee (Composer) », 2012,  https://icareifyoulisten.com/2012/02/5-question-to-nicole-lizee-composer/

Frédéric Cardin, « Nicole Lizée : Folk Noir and other Sci-Fi stories », https://panm360.com/en/interviews-panm360/nicole-lizee-folk-noir-and-other-sci-fi-stories-composer-contemporary-music-collectif9/

Kiersten van Vliet, « Interview: Nicole Lizée Redux », 2017, https://myscena.org/kiersten-van-vliet/interview-nicole-lizee-redux/

 

 Références :

 Élie During, « Flux et opérations : prolégomènes à une métaphysique électronique », Rue Descartes, 2008/2, n°60, « Philosophies des musiques électriques », https://shs.cairn.info/revue-rue-descartes-2008-2-page-51?lang=fr

 Bastien Gallet, « Techniques électroniques et art musical : son, geste, écriture », Volume ! La revue des musiques populaires, 1:1 | 2002, https://journals.openedition.org/volume/2493

 Bastien Gallet, « Stockhausen et les idiots électroniques », 2004,  https://www.ensembleintercontemporain.com/fr/2004/09/stockhausen-et-les-idiots-electroniques/

Rosalind Kraus, L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Macula, 2018 (1993).

 Peter Szendy, Écoute, une histoire de nos oreilles, Minuit, 2001.