Le triomphe des algorithmes n’entraîne pas une dématérialisation totale. Bien au contraire. Par un retournement dialectique, il provoque le retour du monde matériel avec une force redoublée, convoquant la réalité physique comme nouvelle référence absolue. Dans les clubs, les DJs empilent à nouveau des montagnes de matériel analogique, connectant des dizaines d’appareils dans des configurations labyrinthiques. Un simple MacBook pourrait reproduire tous ces sons avec plus de précision et bien moins d’effort. Mais là n’est plus la question. Ce qui importe désormais, c’est le spectacle du physique : une esthétique de l’effort — de la force, de la matière, du temps. Le son n’est pas seulement vibration ; il est résistance. Même la guerre en Ukraine prend les traits de la Première Guerre mondiale : l’artillerie, les tranchées et ces corps qui s’enfoncent dans la boue — désormais sous le regard des drones.
Dans un monde où l’abondance numérique rend toute chose immédiatement triviale, ce n’est qu’à travers l’incarnation matérielle que le sens refait pleinement surface.
Il en va de même pour l’art. À l’ère de la reproduction synthétique, n’importe qui peut traverser une exposition, prendre quelques photos, et laisser une intelligence artificielle générer un million de variantes — certaines peut-être meilleures que l’original. La véritable question devient alors : qu’est-ce qui se présente réellement devant nous ? Qu’est-ce qui a été rendu réel, matériellement présent, assez résistant à l’infinité des variations pour que le spectateur lui accorde encore de la valeur ? L’art exige la matérialisation — et, avec elle, des mécanismes d’exclusivité toujours plus puissants, à l’image du Bitcoin, dont la valeur repose sur une consommation énergétique imposée par algorithme. Plus la blockchain dévore d’électricité, plus la monnaie devient précieuse. L’intelligence artificielle appelle à la rareté artificielle.
La valeur de l’original s’inverse. Ce n’est plus la première copie qui est précieuse, mais la dernière ; non les idées fugitives, mais ce qui s’est cristallisé dans la matière — ce qui ne peut plus être effacé d’un clic ni reproduit à l’infini, protégé par son irréductible physicalité. La matière est ce qui persiste face au déluge numérique. L’algorithme nous repousse dans le monde des choses.
En même temps, la matière s’impose à nous. Avec une puissance inédite, la nature s’érige en sujet. La pandémie n’était qu’un prologue. Les ressources pillées, les forêts dévastées, les océans empoisonnés forment un prolétariat meurtri qui, tel un peuple en révolte, prend d’assaut la Bastille : leur vengeance s’exerce par les guillotines du climat — sécheresses, vagues de chaleur, inondations — une violence muette, sans émotion ni idéologie. La virtualité n’aura été qu’un épisode passager. Le monde n’a jamais cessé d’être matière.
Nous voici donc, au milieu des ruines de la reproductibilité, confrontés au soulèvement du réel. Le changement climatique, c’est l’aura benjaminienne qui emprunte la voix de la catastrophe. Chaque incendie de forêt est un original sans copie, chaque ouragan un monument singulier, chaque inondation une dévastation unique. Désormais que les algorithmes célèbrent leur victoire, la nature lance sa contre-attaque. Et le dernier glacier, le dernier récif corallien seront les nouvelles Jocondes : disputés, conservés, protégés derrière une vitre blindée. Les musées du futur n’exposeront plus des images, mais de la pierre, de l’eau, de l’air.
Dans cet enfer, notre seule arme est la science. La science est notre outil le plus précieux lorsque le monde s’enflamme.
Nous sommes entourés des chefs-d’œuvre de la science — ordinateurs de poche, connexions sans fil, vaccins —, mais nous les tenons pour acquis, tout en niant les principes mêmes qui ont permis de telles avancées. En résultent des négationnistes climatiques, des complotistes pandémiques, des fondamentalistes du dimanche et autres nostalgiques.
L’irrationalité collective bénéficie d’une trop grande tolérance. En privé, chacun peut croire aux horoscopes, aux anges, à l’homéopathie ou à l’eau énergisée. Mais lorsque ces croyances deviennent collectives — politiques, nationales, institutionnelles —, elles produisent une politique irrationnelle, antimoderne, autoritaire.
Les religions fonctionnent comme des sectes dotées d’un service de presse. Des usines à fausses nouvelles sous couvert de transcendance. La politique doit reconnaître ce qu’elles représentent : une menace pour la vie publique rationnelle. Quand les croyances irrationnelles deviennent institutionnelles, les dommages sont intolérables.
La matière ne pense pas, ne croit pas — elle se déchaîne. Aujourd’hui, face à la violence de la nature, nous le comprenons — et pourtant nous sommes dépassés. Cette nature contre-nature, saturée d’interventions humaines, entre en collision avec une perception façonnée par les films catastrophes, les jeux vidéo angoissants ou les images sublimes accrochées dans les musées. Nous sommes esthétiquement armés, mais existentiellement désarmés. Ces formes de représentation nous apprennent à regarder, mais non à agir. La crise esthétique face au tonnerre, cette dissonance entre l’urgence d’agir et la passivité du regard, ce regard erroné posé sur les flots qui montent — cela aussi doit être interrogé.
L’art a sa place aux côtés de la science. Veut-il officier comme décorateur de l’apocalypse, ou bien participer à l’élaboration du réel ? Veut-il jeter la lumière sur les choses ou semer le brouillard ? La quête de matériaux de construction plus durables, de batteries plus efficaces, de systèmes de refroidissement novateurs n’est pas une tâche purement technique — c’est un défi culturel et éthique. L’art est un laboratoire du réel sous contrainte, un capteur de l’avenir, un détonateur de crises perceptives, un arsenal de ruses intellectuelles. L’art est le supplément radical de la raison : une épistémologie sensible. Il mobilise l’imagination humaine au service d’expériences intenses, donne forme à l’informe et produit du sens par la beauté elle-même. Son essence : l’insistance.
Biographie
(1980, Allemagne) vit à Berlin. Son œuvre est qualifiée de musique conceptuelle et fait souvent appel à des éléments multimédias. Il est professeur de composition à la Hochschule für Musik Basel.
Du 20 septembre au 4 octobre
HEAR - Chaufferie
installation
Johannes Kreidler