Einstein on the Beach, un maelström musical
Espace ouvert et temps dilaté pour ce concert hors-normes : 200 minutes de microchirurgie rythmique à haute vitesse, contrastant avec un ensemble de textes chuchotés au micro. Cette stupéfiante partition de 1976 — du Philip Glass période vache, tout à la fois très radical et très pop — sera défendue par l'ensemble Ictus, le Collegium Vocale Gent pour les parties chorales et par Suzanne Vega, encore plus séduisante trente ans après Tom's Diner, en narratrice endossant tous les rôles à la fois.
par David Sanson
Une œuvre légendaire
La création d’Einstein on the Beach au Festival d’Avignon le 25 juillet 1976 reste l’une des grandes dates de l’histoire musicale du XXe siècle. Cet ovni scénique de près de cinq heures, cosigné par le compositeur Philip Glass (né en 1937) et le « plasticien de théâtre » Bob Wilson (né en 1941), fruit de trois ans de travail, est l’œuvre de deux artistes encore « émergents » qui n’avaient d’autre but que de donner une forme à leur envie de collaborer. L’ouvrage, pourtant, va révolutionner le monde de l’art lyrique et scénique. Son ampleur et son ambition – agrégeant et agençant toutes les disciplines des arts de la scène (la musique, la danse, le théâtre, la lumière, la scénographie) – semblent donner corps au rêve de Gesamtkunstwerk wagnérien ; œuvre d’art totale, cet « opéra » iconoclaste innove, en outre, dans tous les domaines.
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samedi 25 septembre 2021 16h00
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(yourte)
Surtout, Einstein on the Beach marque un point d’inflexion dans le paysage institutionnel de la musique occidentale de tradition écrite, cette musique que l’on prétend « classique », ou « savante ». Résolument tonale, répétitive et pulsée, voilà une œuvre qui défie non seulement les canons de l’art lyrique – on a même parlé à son sujet d’« anti-opéra » –, mais également les oukases de l’avant-garde institutionnelle européenne de l’époque. Le succès immédiat de l’ouvrage va enfin attirer l’attention sur la musique qu’une nouvelle génération de compositeurs américains (La Monte Young, Terry Riley, Steve Reich, Meredith Monk, Philip Glass donc...) s’emploie à créer depuis le début des années 1960. Pétrie de jazz autant que de traditions extra-européennes, fortement marquée par John Cage, cette musique paraît donner raison à Philip Glass lorsque, songeant rêveusement à Mozart, il déclare en 1978 au critique américain Robert Palmer, pour le livret de l’édition discographique d’Einstein on the Beach : « Il fut un temps où la musique ne s’était pas exagérément coupée de son auditoire populaire ; nous sommes en train d’y revenir d’ailleurs. […] Il fut un temps où Paganini, Liszt, Berlioz pouvaient gagner leur vie en jouant. J’aimerais bien croire que nous entrons à nouveau dans une période où, pour les musiciens classiques, pour tous ceux qui se sentent concernés par des idées musicales novatrices, les choses iront dans ce sens. »
Quarante ans plus tard, dans son autobiographie publiée en 2015 (traduite en France en 2017 sous le titre Paroles sans musique), le compositeur écrira au sujet du minimalisme : « Son ampleur et son urgence étaient telles qu’il permettait une infinie diversité d’expressions individuelles. Plusieurs générations de compositeurs ont pu développer, sur cette base, des styles extrêmement personnels, ce qui a permis en retour à la génération actuelle de cohabiter confortablement dans un nouvel univers musical autorisant les moyens d’expression les plus divers et les plus hétérodoxes. […] Dans les années 1960, ma génération avait dû faire les frais d’une vision dépassée de l’avenir musical, étroite et intolérante. Je crois que cette forme de tyrannie esthétique a disparu aujourd’hui. » Avec Einstein on the Beach, Glass et Wilson sont parvenus à créer un appel d’air dans le monde musical, dont l’influence s’est répandue bien au-delà de la sphère classique, et bien loin de l’« étroit cercle » des « spécialistes de musique moderne ».
Dans l’œuvre de Philip Glass, telle qu’elle se développe depuis l’orée des années 1970, Einstein on the Beach marque aussi un aboutissement : « J’ai toujours considéré qu’Einstein on the Beach mettait fin à un cycle inauguré avec la musique répétitive très radicale qui caractérise les premières compositions que j’ai réalisées pour mon ensemble. […] Ce système énergétique que j’avais mis en place était semblable à un maelström. Il avait abouti à la composition d’Einstein, qui en était l’ultime développement. » Ce mot de « maelström » sied parfaitement à cette partition qui, bien qu’économe par ses effectifs (six instrumentistes dont deux synthétiseurs, et un chœur de seize personnes), orchestre un flux de sensations d’un souffle et d’une virtuosité inédits. Structurée autour de trois thèmes principaux (exposés par paires dans les trois premiers actes, ils ne sont réunis que dans le quatrième), c’est une gigantesque chaconne autour des accords de la mineur, sol majeur et do majeur dont les motifs obsessionnellement réitérés confinent à la transe ; une chaconne en perpétuel mouvement dont l’ambition est de « réconcilier le mouvement harmonique et les cycles rythmiques », et de proposer, dans le champ musical, une sorte de théorie du champ unifié analogue à celle d’Einstein. « Une seule idée domine […] la musique d’Einstein : celle d’une énergie irrésistible, d’une force naturelle. Aucun mouvement lent n’était nécessaire. Même dans les scènes des deux procès […] et dans celle de Bed (acte IV), la musique exerce une poussée continue... »
C’est précisément cette optique « énergétique » qu’ont voulu aujourd’hui privilégier les Belges de l’indispensable ensemble Ictus – dans le sillage du Philip Glass Ensemble originel. Mise en espace par la plasticienne Germaine Kruip, et mise en orbite avec le chœur du Collegium Vocale de Gand – rompu à cette musique ancienne si importante dans le travail de Philip Glass – et la chanteuse « pop » américaine Suzanne Vega comme unique narratrice, cette version de concert se concentre sur la musique et le texte. Elle entend avant tout mettre à nu « le geste musical », et le fascinant défi que représentent, pour le musicien comme pour le spectateur, ces « 200 minutes de micro-chirurgie rythmique ».
Structuraliste et hédoniste, architecturale et dyonisiaque, minimaliste et colossale, proposant dans le même temps l’effervescence et la stase, Einstein on the Beach appelle les oxymores autant que les superlatifs, défie les épithètes autant que les étiquettes : avant d’être simplement une œuvre, il s’agit d’abord d’une expérience. Expérience de ces « durées infinies » dont parle Robert Palmer, « au cours desquelles se rêvent les rêves et où la clarté enfin se fait ». Expérience dont la puissance et l’actualité demeurent intactes, et nécessaires.