Edgar Varèse, un jeune centenaire
François-Bernard Mâche
En 1983, la première édition du festival met à l’honneur Edgar Varèse à l’occasion du centenaire de sa naissance. Le compositeur François-Bernard Mâche rend alors compte de l’importance de son aîné pour sa génération et l’histoire récente de la musique contemporaine.
Edgar Varèse est né à Paris le 22 décembre 1883, mais c’est dans un village de Bourgogne qu’il a été élevé par ses grands-parents tonneliers jusqu’à l’âge de neuf ans. Il suit alors ses parents à Turin, où il passe les dix années suivantes. Son père ayant décidé d’en faire, comme lui, un ingénieur, ferme à clef la pièce de la maison où se trouve le piano. La vocation musicale de Varèse ne fait que grandir après son contact avec le Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy et après une visite à l’Exposition universelle de Paris en 1900, où il découvre les musiques traditionnelles de l’Asie.
Varèse est à Paris de 1903 à 1907, et c’est alors qu’il apprend son métier à la Schola Cantorum, auprès de d’lndy et de Roussel, et pendant quelques mois en 1906 au Conservatoire dans la classe de Widor. Sa personnalité est si forte que, sans avoir presque composé, il figure le musicien d’avenir par excellence auprès des artistes les plus novateurs : Picasso, Modigliani, Miro, Apollinaire. Violemment hostile à toute protection qui lui rappellerait trop l’autorité paternelle détestée, il insulte d’lndy, ainsi que Rodin, qui l’avait hébergé quelques mois, et part pour Berlin en 1907. De cette date jusqu’à la guerre de 1914, il a été un lien important entre l’avant-garde de l’Europe centrale et celle de Paris. Il semble qu’il ait fait connaître à Debussy certaines œuvres de Schönberg, Webern et Bartok. Romain Rolland voit en lui l’incarnation de son personnage Jean-Christophe, au moment même où il en imagine la biographie.
Toutes les œuvres de Varèse écrites avant 1921 ont été perdues ou volontairement détruites, même Bourgogne, que Richard Strauss avait fait jouer à Berlin en 1910, dans un concert retentissant. La seule exception, une mélodie de Verlaine gauchement mise en musique en 1906, montre que Varèse subissait l’influence de Debussy, autant que celles de Busoni et de Strauss.
Réformé par l’armée, Varèse émigre en 1915 vers les États-Unis, attiré après tant d’autres par leur image de liberté et de dynamisme. Mais là comme en Europe, Varèse va se heurter à l’incompréhension et à la misère. En 1921, la partition d’Amériques est terminée. Ce projectile sonore, qui n’éclatera qu’en 1926 à Philadelphie, est aussi étranger aux avant-gardes reconnues de l’époque (Schönberg, Prokofiev, etc.) qu’à toute tradition européenne. C’est l’image de tous les territoires encore à découvrir par l’humanité, mais elle est reçue comme un fragment extra-terrestre s’abattant sur notre planète. Toute l’œuvre de Varèse désormais, pendant 40 ans, développera le même geste de défi grandiose, et produira généralement le même effet révolutionnaire, sans que Varèse s’écarte d’un pas de la route qu’il s’est tracée, même si elle doit traverser de longs déserts. En 1955 il déclare : « Il n’y a pas de génie méconnu. Tous ceux qui avaient quelque chose à dire ont été reconnus. Si vite et si bien reconnus que, presque toujours, on a essayé de les étouffer. » En attendant, Varèse déploie une intense activité artistique et sociale. Fondateur de la Guilde des Compositeurs, il dirige, il anime des chœurs, il fait connaître la jeune musique, française en particulier, il conjugue action politique et esthétique pour ouvrir les voies d’un monde nouveau. Nul n’a été plus progressiste que le Varèse de ces années 1920, hanté par l’image de la spirale.
Dès lors Varèse ne se renouvelle pas, il s’approfondit. Il est parti du Sacre du Printemps de Stravinsky pour se créer un matériau et des lois d’organisation que lui seul a imaginés. En pleine période néoclassique, au lieu de cultiver comme tant d’autres des traditions distinguées et vieillottes, il avance seul. Il crée une musique essentiellement charnelle, d’un effet puissamment physique. Les soucis d’expression, de développement, passent au second plan. La musique de Varèse ne raconte pas une histoire, elle étreint le son comme une présence matérielle, dans l’instant, et le sculpte avec violence. En ce sens il est un héritier de Debussy également, mais avec un tout autre monde de sonorités. Varèse a passionnément voulu n’être le fils de personne, et a répété sa vie durant le geste parricide et libérateur qui le hantait. L’agressivité de sa musique est gênante parce qu’elle est authentique, et révélatrice de toute l’époque de l’entre-deux guerres. Il faut être fort pour affronter ce cataclysme féroce et exaltant. Mais au-delà de cette férocité qui renoue avec des attitudes primordiales de l’humanité, on découvre des plages méditatives et parfois, au sein du désespoir de Déserts, comme une tendresse secrète. Varèse a rêvé une alchimie sonore à la fois énorme et raffinée, imaginant, on l’a depuis longtemps observé, la musique électroacoustique sans pouvoir la réaliser faute d’appareillage, à l’exception du Poème électronique de 1958. Encore l’œuvre est-elle plus essentiellement poétique que typiquement électronique. Il a rêvé, bien avant Stockhausen et Xenakis, d’une symphonie englobant le monde entier sur les ondes hertziennes. Quand on compare son œuvre à celle d’autres grands musiciens de sa génération, comme Schönberg ou Bartók, on a le sentiment que lui seul a liquidé la nostalgie de quatre siècles d’humanisme européen, et su entrer sans trembler dans un autre type de grandeur, une grandeur dont l’homme est le témoin mais non plus l’unique mesure. Varèse a connu un peu trop tard la reconnaissance qu’il réclamait et méritait depuis 1920. Il en était amèrement conscient quand je l’ai rencontré en 1958. Aujourd’hui, dix-huit ans après sa mort, la situation marginale à laquelle on a voulu le réduire n’est-plus qu’un souvenir. Varèse est la référence centrale des recherches de toute la jeune génération sur l’acoustique musicale ; tandis que toutes les grammaires, tonales ou atonales, trahissent une égale vétusté, sa musique, écrite depuis plus de soixante ans, paraît encore toute neuve.