Jennifer Walshe, les voix vives

Jennifer Walshe, les voix vives

Jennifer Walshe présente My dog and I le 1er octobre 2019 à la Cité de la musique et de la danse, une performance sur la relation homme-animal. Portrait d’une compositrice hors-norme qui, de son Irlande natale aux scènes européennes, affirme une œuvre performative et politique, au coeur des voix de notre époque.

Par Oriane Jeancourt Galignani

Jennifer Walshe pratique avec aisance l’art de la rhapsodie. À l’écoute du bavardage du monde et de l’inconscient sonore de son époque, elle décompose et recompose un flux narratif et performatif extrêmement singulier dans le paysage musical actuel. L’Irlandaise de quarante-quatre ans incarne on ne peut mieux ce que la musique contemporaine peut faire entendre de notre époque : un inconscient très marqué par la technique, et saturé de voix. À mi-chemin de la poésie, de la performance théâtrale, politique, et musicale, son œuvre échappe à la classification. Lorsqu’au cours d’une conversation téléphonique en ce début d’été, on lui fait remarquer qu’il serait difficile de brosser son portait d’un seul trait, Jennifer Walshe s’en amuse. Fille d’une mère écrivain, elle sait que jouer avec les narrations permet de s’offrir la liberté de devenir chaque jour une autre. Cette adepte de la scène aime se réinventer. Féministe, animaliste, comédienne, compositrice, chanteuse, elle endosse les costumes en toute liberté. L’essentiel s’avère de porter les voix les plus saillantes à la scène.

Ce jour de juin où nous discutons par téléphone, elle est à Londres et évoque l’album qu’elle vient d’achever, All the many people. Performance vocale saisissante, digne de la poésie sonore comme d’un morceau lyrique de Stockhausen, Jennifer Walshe y égrène une suite de mots, d’expressions, de cris, de citations. Drôle, lancinant, effrayant, le résultat se révèle hypnotique. A l’écouter, je pense aussi à la littérature irlandaise, qui, depuis James Joyce et Finnegans wake, n’oublie jamais la sonorité du langage, et du silence ; « Oui, c’est vrai, j’ai été très influencée par la littérature, Beckett, mais aussi Flann O’Brien, ou Lydia Davis. Je suis profondément intéressée par le langage, depuis mon enfance, puisque j’ai grandi parmi les livres. » En présentation de l’origine de ses textes, sont égrenées les sources suivantes : « certaines parties de Watt de Samuel Beckett, des extraits de The Public Enemy (1931) avec James Cagney, les voix de soldat anglais et américains qui se filmaient sur youtube en faisant sauter des bombes, des théories conspirationnistes de Francis E. Dec, les déchets de voix de jeux vidéo... » Et ce ne sont que quelques fragments de sources éparses qui ont pu faire dire à Drew Daniel, qui travailla avec elle sur cet album, que l’œuvre de Walshe peut se voir, au choix, comme un « chaos schizophrénique », ou « un jour typique passé sur internet ». Jennifer Walshe insiste, « à chaque instant, nous sommes assaillis par les journaux, le téléphone, les écrans, c’est la manière dont on vit aujourd’hui, à négocier tant d’informations en même temps, que je cherche à faire entendre ». Walshe se fonde en effet sur les icônes de nos époques, que ce soit à des fins politiques, ou de détournement pop. Ainsi XXXLIVENUDEGIRLS !!!, son opéra crée en 2003, mettait en scène des poupées Barbie des années 70 sur une musique et des voix, à mi-chemin de la déclamation lyrique et du chant. Pièce extrêmement forte sur le viol, Walshe démontrait déjà son attachement à la performance, et son sens du détournement.

Manifestation liée

For human and non-human beings

mardi 1 octobre 2019 20h30
Cité de la musique et de la danse

Le sens de la performance

Jennifer Walshe fait aussi entendre la voix de ceux qui sont apparemment les plus étrangers à notre langage. Ainsi My dog and I, performance présentée cette année au festival Musica. Ils sont trois sur scène : une danseuse, Clara Cornil, une violoncelliste Martine Altenburger, et Skubi, la chienne de Martine. Celle-ci a toute liberté au cours des cinquante minutes de performance d’agir sur scène, dans le prolongement des mouvements de sa maîtresse. Jennifer Walshe raconte ainsi la genèse de cette pièce : « J’ai longtemps voulu être vétérinaire, j’avais enfant un chien auquel j’étais très attachée. J’ai donc toujours conçu le monde avec les animaux, ne les considérant jamais à part de mon propre monde. Et le spectacle pointe justement cela, cette proximité que nous avons avec les animaux, qui appartiennent au même monde que nous, subissent les mêmes épreuves, et sont confrontés à la même technique, au même capitalisme. Ils ne sont pas cette belle catégorie séparée que l’on n’imagine. »

En contrepoint de l’action sur scène, une vidéo présente justement cette image d’un chien dans un contexte idyllique, séparé du monde des hommes, « les animaux sont la science-fiction », est-il énoncé. L’idée au contraire est de mettre en scène l’empathie qui lie l’animal et son maître, confrontés aux mêmes enjeux. « J’ai beaucoup lu Donna Haraway pour préparer cette performance. Et j’ai pensé à certaines choses, par exemple au fait que beaucoup de chiens ont une puce dans la nuque qui leur permet d’être repérables par des satellites. J’ai vécu à New York, et c’est là que j’ai découvert ces chiens extrêmement chers évoqués dans le spectacle, devenus produits capitalistes, qui sont devenus aussi fragiles et délicats que certains êtres humains ».


Skubi interprète de My dog and I - © Le Quan Ninh
Skubi interprète de My dog and I - © Le Quan Ninh

My dog and I s’inscrit dans une réflexion plus large sur le lien de plus en plus ténu entre la sphère technologique, et la sphère vivante : « Je suis particulièrement intéressée par la manière dont la technologie s’inscrit dans la vie des gens. Internet est entré dans notre intimité, les parents l’utilisent pour surveiller leurs enfants, les femmes pour dater leurs règles... Il est impossible de parler du monde d’aujourd’hui, sans parler d’Internet. Je cherche dans mon travail à être éveillée, et attentive au monde dans lequel on vit. J’observe autant les arbres, que ce qui a lieu sur Internet ».
Spectacle fragmenté, My dog and I reproduit dans la représentation la confrontation des discours que génère Internet : « Je crois qu’il n’est pas possible même de parler du langage, du mensonge, du populisme, sans aujourd’hui se fonder sur Internet. Internet est en train de bouleverser le langage. Il y a un sens du jeu, des blagues qui s’y développe de manière extraordinaire, mais aussi dans la manière de décrire, de faire récit. »

Plus largement, Jennifer Walshe travaille et pense beaucoup la scène. Elle-même interprète souvent ses œuvres, étant une chanteuse exceptionnelle. Lorsque je l’interroge sur ce goût de la performance et de la scène qui n’est pas fréquente chez les compositeurs contemporains, elle assume : « Je crois qu’il est certaines musiques qui ont besoin d’être portées sur scène. Je suis comme Prince, l’un de mes musiciens préférés, qui était un immense performer. Il n’y a pas si longtemps, il était assez courant que les compositeurs interprètent leurs œuvres. Bach et Mozart ont gagné leurs vies en interprétant leurs œuvres. D’autre part, même si j’adore travailler avec d’autres musiciens, je sais qu’il y a certaines partitions, qu’il serait très difficile pour d’autres d’interpréter. All the many people, par exemple. »
N’est-ce pas aussi pour porter la mesure politique de chacune de ses compositions ? Elle assume, « Je n’écris pas de manière abstraite, je crois en effet en cette idée féministe que le personnel est politique, j’essaie donc de raconter de petites choses vraies, de petits extraits d’existence, de petits faits qui font que nous sommes vivants. Voilà ma dimension politique. » Et celle-ci confère à son œuvre une puissance immédiate.

Manifestation liée

Rencontre avec Jennifer Walshe

mardi 1 octobre 2019 22h00
Cité de la musique et de la danse (Foyer haut)