Thierry De Mey, le désir du temps
Depuis plus de trente ans, Thierry De Mey compose avec et pour les corps. Successivement happé par la musique, la vidéo et la danse, le compositeur belge revient à Musica avec Timelessness : une œuvre, un spectacle, une rétrospective, une journée en forme d’autoportrait.
Tu sembles te situer entre deux dimensions : ton discours tend vers l’abstraction, mais les formes que tu produis sont très corporelles, très incarnée. Comment l’expliques-tu ?
Le point de départ de mes projets réside presque toujours dans la rencontre entre un programme rationnel, quasi-scientifique ou mathématique, et un geste instinctif, désirant, souvent dirigé vers ou inspiré par des partenaires « choisis » : musiciens, danseurs ou acteurs d’autres disciplines. C’est la quête d’un lien possible entre la structure et son incarnation, entre la technologie et le vivant, entre les mathématiques et la nature, entre le scientifique et le poétique. Le concept en tant que tel ne suffit pas ; il doit s’incarner, se vérifier dans une expérience sensible partagée par l’auditeur, le spectateur.
Le lien étroit entre ma musique et la danse m’a permis d’aborder très simplement la question du sensuel dans l’art. « Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau », disait Valéry. Non que la danse soit un art plus sensuel, mais c’est un art où le corps est forcément plus exposé que dans d’autres disciplines, le nier serait absurde. Cette question de la place du corps au centre d’une pratique de la musique de création a largement évolué depuis le début des années 1980 où nous faisions figures de militants excentrés. Quand je parle du corps, il s’agit du corps habité par une présence, inscrite dans la durée et connectée à d’autres présences. Et parler de « présence » est d’autant plus crucial aujourd’hui que le virtuel semble prendre tout l’espace. Nous vivons dans une société qui a placé aux extrêmes sensualité et spiritualité, mais nul besoin d’être un gourou New Age pour dire que cette opposition est dépassée et infructueuse. L’idée de retrouver des liens profonds entre sensualité et spiritualité est au cœur de Timelessness.
Que signifie ce titre ?
C’est aussi bien le nom du spectacle que le titre de la pièce centrale du projet, d’esthétique quasi-spectrale. Avant de l’intituler Timelessness, j’avais pensé l’appeler « Les sept couleurs du temps » : le temps sous toutes ses acceptions, le temps physique, mathématique, métronomique, le temps humain, etc., jusqu’au temps où il n’y a plus de temps, l’« intemporalité ». Ce temps qui a un certain point ne peut plus être pensé relève d’une idée presque mystique, de l’ordre de la méditation ou de l’orgasme, des états extrêmes où le temps n’existe plus, où on reste suspendu, comme dans un rêve : une pure présence. Pour moi, ce concept fait également directement écho à des théories scientifiques : celle du Big Bang, de la naissance du temps et de l’espace, ou encore celle vertigineuse des « multivers » et de toutes ces dimensions parallèles qu’on ne croisera jamais, qui évoluent indépendamment de nous.
Tu vas proposer une sorte de synthèse de ton travail en rassemblant des pièces plus anciennes et de nouvelles pièces au sein d’un même spectacle.
En effet, c’était l’idée de départ. On s’est livrés à un travail d’interprétation sur-mesure avec les Percussions de Strasbourg autour de plusieurs pièces représentatives de ma musique. Par exemple, on reprend Frisking (1990), une pièce pour percussions employant notamment des instruments à vent. Mais on a choisi de se passer du saxophone, de la clarinette et du trombone, et de réinventer les sons avec des gongs, des souffles dans des objets, etc. C’est très beau, et en un certain sens, c’est déjà une autre pièce, une réécriture appelant une autre implication des musiciens. Il y aura aussi mes pièces visuelles et chorégraphiques, comme Silence must be (2002) et Pièce de gestes(2008). J’utiliserai la vidéo et des images de caméra infrarouge qui captent et donnent à voir l’empreinte des corps, leur chaleur. C’est un procédé que j’ai utilisé dans une pièce qui s’intitule Rémanences (2010) et dont nous allons repartir avec les musiciens des Percussions de Strasbourg pour créer de nouvelles images. Enfin, plus tôt dans la journée, on pourra même voir Musique de tables dans l’interprétation exceptionnelle qu’ont réalisée Éléonore Auzou-Connes, Emma Liégeois et Romain Pageard, trois jeunes comédiens issus de l’école du Théâtre national de Strasbourg.
Tu t’es toujours intéressé aux conditions de production, au contexte du concert et à son rituel, et donc à la mise en scène de la musique.
Oui, c’est vrai. La création de Silence must be à Bruxelles en 2002 avait fait grand bruit, puisque j’avais demandé au chef qui venait de diriger Les Noces de Stravinsky de se retourner vers le public de La Monnaie pour jouer la pièce : huit minutes de silence et de polyrythmie. Imaginez la tête des gens dans la salle ! Musique de tables est pour sa part une réponse musicale au mouvement de l’Arte Povera en puisant dans les matériaux les moins nobles, les plus rejetés et méprisés — en l’occurrence, des sons non instrumentaux joués sur trois tables. Avec Timelessness, je souhaite dépasser le cadre du simple concert. L’objectif est de concevoir différents modes de perception, différents types d’écoute au sein d’un même environnement. L’idée est que ça ne s’arrête jamais, que les pièces s’enchaînent en multipliant les matériaux sonores et visuels. Il s’agit en quelque sorte de mon manifeste artistique et politique : celui d’une kinesthésie, où le sens du mouvement est une machine désirante au cœur de la musique.
À qui t’adresses-tu lorsque tu composes ? Essayes-tu de répondre à une situation ? Intègres-tu la question de la réception dans ton processus de création ?
Très bonne question… Ce qui est sûr, c’est qu’avoir un interlocuteur, un destinataire, est une aide précieuse pour moi. Dans mon travail de composition, la rencontre avec l’autre — les danseurs, par exemple — marque souvent un moment crucial, déclencheur dans l’écriture, c’est là où les choses commencent véritablement à prendre corps. Et puis il y a aussi celles et ceux que j’estime et qui m’inspirent plus ou moins directement. Cela dit, c’est autre chose de vouloir anticiper la réception d’une pièce, et selon moi, c’est une erreur que les jeunes compositeurs et compositrices font souvent. Se dire « je vais écrire quelque chose de plus accessible, de plus consonnant, de plus facile pour l’orchestre » n’est pas selon moi un bon angle d’attaque. Je ne pense pas qu’il soit possible de construire une trajectoire artistique en anticipant la manière dont son travail va être reçu par le public. Vouloir flatter l’audition, ou au contraire être dans la position systématique de vouloir heurter, choquer, aboutit à une impasse.
Aujourd’hui la musique s’écoute partout et ses fonctions sont nombreuses, notamment grâce à l’apport des nouvelles technologies. Penses-tu que la musique dite « contemporaine » soit en retard sur l’appréhension et l’intégration de ces multiples modalités d’écoute ?
Selon moi, le principal problème réside dans le fait que le concert est encore considéré comme la forme d’écoute et la fonction la plus noble, vers laquelle il faut tendre. À l’inverse, je revendique depuis plusieurs années l’ouverture sur d’autres modalités d’écoute, sur d’autres dispositifs, et cela passe notamment par la relation avec d’autres disciplines et pratiques artistiques. Par exemple, depuis que j’encadre le cursus de composition de l’IRCAM, je demande à ce que le concert de fin d’études des jeunes compositeurs intègre d’autres disciplines. Jusqu’à présent, il y avait dans ce passage obligé un effet de normalisation assez évident. Mais pourquoi exclurait-on a priori les autres disciplines — et donc, différentes formes de rapport au monde — dans la musique contemporaine ?
La musique contemporaine semble s’être enfermée dans un contexte où elle n’est plus apte à répondre aux moments simples et pluriels de nos vies. Pourquoi ne pourrait-on plus imaginer un morceau de musique contemporaine sur laquelle on aurait envie de faire la fête, recevoir des amis ou dîner en tête à tête ? Ce sont des questions simples, qui n’ont jamais été posées, ce qui pourtant pourrait permettre de retrouver une relation spontanée au monde et aux autres.
/// Entretien réalisé par Stéphane Roth et Antoine Vieillard