Un art contemporain et vivant, qui résonne aussi de ses fantômes

Un art contemporain et vivant, qui résonne aussi de ses fantômes

Le danseur et chanteur virtuose François Chaignaud s’associe à Marie-Pierre Brébant pour incarner et interpréter l’œuvre d’Hildegarde von Bingen. Rencontre avec un singulier duo.

Propos recueillis par Oriane Jeancourt Galignani

Il s’agit d’un des spectacles les plus inattendus de Musica : François Chaignaud et Marie-Pierre Brébant interprètent, le premier au chant, la deuxième à la bandura, les cantiques d’Hildegarde von Bingen. Si François Chaignaud a fait du travestissement, de la réinvention de soi, le principe de ses chorégraphies, c’est plus récemment qu’il a entamé ce travail vocal qui se développe dans Symphonia Harmoniae. On se souvient du choc esthétique que fut à Avignon l’année dernière, son interprétation de chants anciens, populaires et baroques, du répertoire espagnol dans un spectacle intitulé Romances Incertios, un autre Orlando. Cette avancée en territoire médiévale, sur les traces de la bénédictine mystique, compositrice considérable et esprit avant-gardiste, offre à François Chaignaud et la musicienne Marie-Pierre Brébant une force singulière. Rencontre avec deux artistes qui se revendiquent moins spécialistes que libres aventuriers de la musique.

Comment est né le projet de Symphonia Harmoniae ? D'une fascination pour la figure, le mystère d'Hildegarde von Bingen ?

François Chaignaud : Le projet est né de la pratique. Depuis 2015, nous nous réunissions régulièrement dans l'atelier de Marie-Pierre Brébant, pour travailler différents répertoires, plutôt baroques ou lyriques, à la voix et au clavecin. Étant danseur, j'avais un grand appétit pour comprendre les phrasés et les pouvoirs de ces œuvres, et Marie-Pierre me guidait dans cette découverte. Quand la bandura a surgi dans l’atelier, l’instrument a semblé appeler différents répertoires, et après diverses tentatives, le nom de Hildegarde de Bingen est apparu. J’avais un œil plutôt sceptique justement vis-à-vis de la fascination qu’elle semblait entretenir chez beaucoup de spécialistes de musique ancienne. L’aveuglante mythologie qui l’entoure, l’héroïsme que certains lui confèrent me laissaient aussi perplexe. Mais surtout, je ne voyais aucun critère qui aurait permis de choisir une ou quelques pièces de Hildegarde. Je voyais son œuvre comme un tout, massif et homogène, qu’il aurait été vain ou impossible de départager. Très vite, dans le contexte empirique de notre pratique d’atelier, nous nous sommes mis d’accord sur le fait que l’œuvre d’Hildegarde ne pouvait s’aborder que sous l’angle de la totalité. C’est ainsi qu’ont commencé nos premières incursions dans les manuscrits, la découverte des écritures neumatiques… À partir du moment où nous avons pénétré dans la Symphonia, bien sûr, la figure paradoxale de Hildegarde, son rapport au monde et au pouvoir, sa personnalité ont nourri notre compréhension de la musique. Mais le projet est vraiment né de la pratique. Pendant longtemps, le manuscrit était surtout un long fil ininterrompu que nous nous efforcions de suivre, presque comme une partition abstraite ou minimaliste, sans projeter aucune incarnation, ni notion de spiritualité. À présent, le projet s’est largement feuilleté, mais cette approche fondée sur la pratique et sa matérialité démarque notre interprétation de Bingen de celles que des artistes plus spécialistes ont pu en donner.

Comment avez-vous travaillé votre voix, François Chaignaud ? En passant par le chant grégorien ?

FC : Je chante depuis mes premiers projets et j’ai une approche autodidacte du chant — à l’inverse de la danse, dont j'ai une pratique extrêmement éduquée et académique. Depuis 2013, le chant occupe une place de plus en plus importante dans mes projets, en abordant différents répertoires et registres. La Symphonia est pour moi toujours un projet de danse, en ce sens qu’il met le corps, son infinie mobilité et sa labilité représentative au centre. C’est aussi le projet le plus musical et chanté que je n'ai jamais fait ! Nous avons suivi un séminaire de chant grégorien, mais qui a surtout servi à déchiffrer les neumes et à se défaire de l’idée préconçue que les chants chrétiens anciens étaient de longues mélopées mornes et célestes. L’écriture neumatique, et notamment chez Hildegarde, contient une multitude d’indications de dynamique et d’ornementations très précises qui viennent animer, enflammer même la perfection céleste de ses mélodies modales. Nous avons aussi travaillé ponctuellement avec quelques spécialistes de la musique de Bingen (Catherine Schroeder, Eugénie De Mey). Mais la spécificité de notre interprétation repose sur le fait que je ne suis pas chanteur professionnel, et que nous ne soyons pas spécialistes de musique ancienne. Je crois que cela nous a rendus particulièrement sensibles à l’aspect incarné, rustique et vivant de ces archives. En fin de processus, l’artiste Sarah Chaumette nous a rejoints pour intensifier cet aspect : le chant que j’entonne est un chant de perception, un écho des chants de berger autant que des antiennes conventuelles.

Marie-Pierre Brébant, la bandura est un instrument extrêmement rare, pourriez-vous nous expliquer le lien que vous entretenez avec cet instrument ?

Marie-Pierre Brébant : La bandura n’est pas rare en Ukraine, son pays d’origine, mais je ne connaissais pas cet instrument avant d’en avoir entendu le son, un jour, dans le métro parisien. Je me souviens en avoir arpenté les couloirs jusqu’à son apparition qui m’a laissée en fascination. Son timbre métallique, la forme globale de l’instrument, la manière de le tenir dans une sorte d’enlacement, le fait que j’étais incapable sur le coup d’identifier son origine possible, tout m’a séduite. Claveciniste de formation, j’aime également apprendre à jouer d'autres instruments, cela m’aide à nourrir ma pratique du clavier. Après ce coup de foudre avec la bandura, j’ai eu la chance de trouver des instruments et de rencontrer un banduriste ukrainien, Lyubomyr Shevchuk, dont l’aide m’a été précieuse. Plutôt destiné à accompagner les chants traditionnels ukrainiens, le timbre de la bandura a convoqué dans mon imaginaire une cohorte de réminiscences antiques, de couleurs médiévales, établissant un lien avec la musique d’Hildegarde von Bingen, elle-même instrumentiste, joueuse de cithare et de psaltérion. Faite pour se mêler au chant, la bandura m’est apparue idéale pour envelopper les voix de François.


Symphonia Harmoniae Caelestium Revelationum — © Anna Van Waeg
Symphonia Harmoniae Caelestium Revelationum — © Anna Van Waeg

Vous avez travaillé votre apparence pour vous ressembler sur scène. Pourquoi ?

MPB : Pour plusieurs raisons. D’abord, pour ne pas établir de hiérarchie entre la voix et l’instrument. Notre gémellité visuelle est un écho à notre approche musicale : la voix de François et la voix de l’instrument sont les deux voix égales d’un même chant, sans domination de l’une sur l’autre. La voix instrumentale n’apparaît jamais dans les archives manuscrites recueillant les mélodies d’Hildegarde, mais cela ne veut pas dire qu’on n’utilisait pas d’instruments à l’époque de leur composition. J’ai considéré l’instrument comme une seconde voix, monodiant certaines des mélodies, ou apparaissant comme un entrelacement tantôt bourdon, tantôt sorte de contrepoint ou canon. Cette voix n’est pas issue d’une partition, elle découle d’un travail d’improvisation, que j’ai peu à peu composé. Nous avons construit une silhouette très hybride, avec des coiffures monumentales, et la peau très visible, ornée de tatouages. Cette gémellité trouble la différenciation des genres et des pratiques. Cela nous semble un écho à la philosophie cosmique d’Hildegarde von Bingen, et à la manière dont elle enlace masculin et féminin, dans une spirale constante de mutations miraculeuses.

François Chaignaud, vous avez déjà travaillé à plusieurs reprises sur des musiques médiévales, ou anciennes. Qu’est-ce qui vous attire dans cette recherche de musiques oubliées ?

FC : En tant que danseur et chorégraphe, également formé à l’histoire à l’université, le chant, la musique m’a toujours paru comme le médium privilégié pour accéder à des corps, des souffles, des formes et des esprits disparus — bien plus que la danse. En Europe, dès le IXe siècle, la musique scelle son alliance avec le monde de l’écriture, alors que l’art chorégraphique, s’il a aussi une longue histoire de relations avec le pouvoir, est demeuré beaucoup plus insaisissable. L’exemple des manuscrits de Bingen est frappant. La ligne mélodique est si détaillée, si précise. Elle semble nous connecter aux trachées, narines et poumons de nos sœurs du XIIe siècle. Rien de comparable en danse, puisque les archives sont toujours plus indirectes et parcellaires. Dans ma pratique chorégraphique, la musique ancienne est ainsi une façon d’inviter ces fantômes dans mon corps, de danser avec eux et de ne pas faire de la danse qu’un art de l’éphémère… Ces voix oubliées, aussi paradoxales soient-elles, ont une puissance, une beauté et une efficacité qu’il m’intéresse d’embrasser, pour les inclure à notre présent. Créer un art contemporain et vivant, qui résonne aussi de ses fantômes — qui ont construit les fondations de notre monde. Le fait d’aborder la musique en tant que danseur me pousse aussi à penser un art qui serait plus total dans ses ressources (chorégraphiques, plastiques, musicales).

Manifestation liée

Symphonia Harmoniæ Cælestium Revelationum

jeudi 3 octobre 2019 20h30
Salle de la Bourse