Désirs adolescents

Désirs adolescents

Séverine Chavrier, metteuse en scène et directrice du Centre dramatique national d’Orléans, revient pour nous sur la genèse de sa dernière création. Plongée dans une adolescence universelle et musicale, Aria da Capo fait vivre la sensibilité unique de la jeunesse.

Toi qui es musicienne et qui as si souvent croisé musique, théâtre et danse dans tes spectacles, réalises-tu un rêve avec Aria da Capo : consacrer entièrement un spectacle à de jeunes musiciens ?

Je réalise surtout le rêve de travailler avec des adolescents, j’en avais le désir depuis longtemps. Mais c’est grâce à la musique et à la rencontre de ces jeunes musiciens que j’ai pu sauter le pas. La musique comme art et apprentissage me donnait le point d’entrée, l’autre point cardinal pour tenter de déplier leur monde. C’est avec eux que nous avons commencé à soulever les questions qui sont au cœur de ce spectacle : comment est-on musicien classique dans le monde d’aujourd’hui ? Comment est-on musicien à quinze ans ? Comment vit-on sa jeunesse avec cette pratique en partie solitaire, si difficile et exigeante ? Si l’on déclare avec Thomas Bernhard que la musique, dans sa sensualité et son abstraction est au-dessus de tout, comment fait-on pour vivre le reste ? Très peu de musiciens sont heureux avec la musique. Ce sont des questionnements que j’ai connus à leur âge, dans ma formation de musicienne. Pour ma part, le théâtre m’a sauvée.

Manifestation liée

Aria da capo

mercredi 30 septembre 2020 20h00
Théâtre National de Strasbourg (salle Gignoux)

Ce spectacle a-t-il des racines autobiographiques ?

Le lien que j’ai avec eux se fonde sans doute sur l’adolescence que j’ai eue mais surtout sur cette passion pour la musique. Nous avons des expériences, des références et des passions communes. Mais tout est parti d’eux. J’ai rencontré Areski Moreira, le violoniste, sur mon spectacle d’après Thomas Bernhard, Nous sommes repus mais pas repentis et il m’a ensuite menée aux autres interprètes, pour former ce quatuor de jeunes musiciens que vous voyez sur scène. La matière première que je tiens à préserver, c’est leurs paroles, leurs échanges, leurs confidences, leurs rires, leurs complicités, leurs lucidités, leurs intransigeances, leurs préoccupations. Pour moi, c’est comme un plan en coupe de leur quotidien, un journal de leurs ébats espérés ou ratés. Je crois au fait que leur langue, avec ses scories, ses nouveaux vocables, puisse faire poésie et que notamment la violence de leurs propos nous ouvre la porte d’un monde qu’on ne soupçonnait pas et qui peut questionner notre propre avenir. Ce monde s’exprime dans les boîtes sur scène dans lesquelles ils jouent, et qui figurent leur chambre.

Ils parlent beaucoup d’amour et de musique, dirais-tu que ce sont les points cardinaux de leurs existences ? Dans quelle mesure ce spectacle est-il aussi une célébration de l’amitié adolescente ?

Le désir est la question centrale de leur vie. Savoir si on sera aimé, si on arrivera à aimer, à être désiré, à exprimer sa charge érotique, ce sont des questions cruciales je crois, à cet âge où on construit son paysage sensuel. Cette attention pour cet éveil du désir qu’est cette longue attente de l’adolescence est au cœur de notre travail. Puis, vient la question de la musique, comme monde du spectacle, comme apprentissage, comme exigence, comme absolu, comme passion, comme inatteignable. L’amitié aussi est fondatrice à cet âge, comme émancipation, baromètre de ses émois. Ici, l’amitié masculine, dans tout ce qu’elle comporte d’ambiguïté, d’amour, de rivalité. La complicité que l’on a à cet âge-là est unique. Il y a sur scène une passion entre ces hommes. J’ai voulu laisser vivre leurs rires, leurs bêtises. Leur joie. Cette fête continue où chacun est confronté à sa solitude à travers le groupe.


Aria da capo — © Louise Sari
Aria da capo — © Louise Sari

Comment as-tu procédé pour faire advenir leurs confidences d’adolescents, portées par l’énergie ou la mélancolie ?

Ils ont tenu un journal de répétition ; chaque jour, ils devaient raconter ce qu’ils avaient vécu. La force de leur amitié, réelle, hors scène, a aussi contribué au fait qu’ils réussissent à se livrer comme ils se livrent. Et un travail d’improvisation. Pendant la pause, ils se parlaient, puis ils devaient rejouer quelque chose de leurs discussions sur scène. J’ai travaillé le dispositif technique pour qu’ils puissent être des acteurs sans passer par un apprentissage de la scène. En tout cas, pour moi, ils ont toujours été des artistes à part entière. Grâce à eux, j’ai redécouvert le temps adolescent. Le temps infini de se raconter.

La musique est très présente dans le spectacle, toutes sortes de musiques, de celle dite « savante », au rap, de Beethoven aux tubes du moment. Pourquoi cet éclectisme ?

Parce que c’est aussi un des grands enjeux des musicien aujourd’hui : vivre parmi ces musiques, vivre dans le MP3 quand ils cherchent quotidiennement à l’instrument un son riche et complexe. Ils sont traversés par toutes les musiques qu’ils écoutent sur leur smartphone. Il y avait donc l’idée de s’amuser à en reproduire certaines avec les moyens du bord, tout en trouvant parfois beaucoup de plaisir dans leur charge lyrique. Le musicien classique baigne dans l’immensité d’un répertoire infini et magnifique mais est aussi mis à l’écart de beaucoup d’autres musiques.
Pour ma part, je travaille toujours sans complexe avec toutes les musiques. Parce que je pense que la scène peut toutes les accueillir à un moment ou un autre des énergies de plateau.

Ton titre, « Aria da Capo », suggère une structure libre, offerte aux variations...

Dans les Variations Goldberg, « Aria da Capo », c’est une des premières expositions, qui ouvre les variations. Au-delà̀ du clin d’œil, il y avait peut-être l’idée du début d’une boucle qui ne serait jamais bouclée, qui serait l’adolescence. Un temps long et répétitif, un magnifique piétinement avant le grand saut. Chaque scène est une sorte de miniature, qui pourrait contenir le spectacle entier, une variation autour du même thème.


Aria da capo — © Louise Sari
Aria da capo — © Louise Sari

Comment as-tu pensé la présence des instruments, et de l’orchestre en fond de scène ?

Je ne voulais pas que la musique soit une performance, ni un problème. J’aurais voulu qu’ils passent tous par le piano, par le chant, qu’ils aient un rapport à l’harmonie parfois simpliste mais toujours lyrique. Le rapport à l’instrument sur scène est très différent de celui qu’ils ont au conservatoire. Dans le spectacle, il s’agit de la musique comme monde, référence, passion. Or, la musique de scène est pour moi un jeu de ritournelles, de remémorations, de références. Il s’agit de donner la charge lyrique, émotionnelle, énergétique d’une musique dans toute sa simplicité et son ossature. Avec quelques mini-arrangements, une enveloppe technique permanente, ils ont pu parfois improviser, créer une matière sonore qui sert la scène et le spectacle. Tout le travail était de défaire des réflexes d’élèves, de les aider à tenir les ambiances plutôt que de chercher à les transformer sans cesse sans en avoir forcément les moyens harmoniques et techniques. Less is more. Et puis il y a cet orchestre fantôme qui attend.

Cet orchestre fantôme est en effet très frappant... Était-il une idée à l’origine du spectacle ?

L’idée est venue assez tôt comme contrepoint et comme échappée à l’enfermement des chambres-boîtes. Échappée spatiale et temporelle aussi, comme un autre monde en voie de disparition, en résonance avec les voix off de musiciens absents. J’aime que cet orchestre sans musiciens, travaillé par quelques signes d’une présence humaine, apparaisse en film comme un off mental, comme un lieu d’attente ou de repli qui symboliserait aussi bien l’anonymat du groupe que le spectre de la grande musique symphonique.

/// Propos recueillis par Oriane Jeancourt de Transfuge pour Musica et le Théâtre National de Strasbourg.