Marina Rosenfeld : 
la musique horizontale

Marina Rosenfeld :
la musique horizontale

Artiste pluridisciplinaire basée à New York, Marina Rosenfeld situe sa pratique à l’intersection de l’expérience sonore, de la performance, de l’installation et de la sculpture. Avec Teenage Lontano, elle met en valeur le « partage de l’écoute » et signe un manifeste intergénérationnel.

Teenage Lontano est une réécriture de Lontano de György Ligeti, voire une « reprise », comme tu le dis toi-même. Comment expliques-tu ton approche au regard de l’histoire de la musique ?

La reprise suppose non seulement une relation différente à l’idée de l’auteur-compositeur, mais aussi une sorte de réseau social entre auditeurs. Faire une reprise revient à proposer que l’œuvre s’incarne à travers différentes possibilités d’écoute et de réception. Se plonger dans une œuvre existante et chercher à en produire une nouvelle écoute est donc un autre endroit où la composition peut intervenir. L’idée quelque peu désuète du compositeur comme génie solitaire au sommet de sa montagne, le modèle beethovénien, est ainsi déplacée pour proposer une approche beaucoup plus sociale et communicative à travers laquelle l’écoute des œuvres devient créative.

Manifestation liée

Grand concert d'ouverture #2

samedi 19 septembre 2020 20h30
Palais de la musique et des congrès - Hall Rhin

La reprise parle moins de l’objet original que d’une nouvelle réception, et donc de l’auditeur·trice ?

Le simple fait de reprendre une œuvre préexistante me situe moi-même parmi les auditeurs. C’est prendre leur parti, en quelque sorte, dans la relation de pouvoir qui régit leur participation au processus. Ils occupent ainsi une place plus importante dans la répartition des rôles que permet cette musique, à l’inverse d’un modèle purement descendant où l’un·e fait de la musique et le public écoute et apprécie. D’ailleurs, créer cette pièce avec des adolescents est un pied-de-nez d’autant plus fort à ces modèles, mais tout en prenant au sérieux l’œuvre originale, pièce phare du milieu du XXe siècle, qui n’existe en réalité que dans un milieu social très raréfié, où toutes sortes de conventions la rendent finalement inaccessible à la majorité des jeunes, et des publics en général.
Ma reprise propose donc un autre modèle, mettant à profit différents moyens – ces mêmes moyens que les adolescents maîtrisent avec une certaine expertise en comparaison du reste de la population. En effet, quand Teenage Lontano a été créé en 2008, la pratique de l’écoute partagée avec des écouteurs était relativement nouvelle. Les adolescents ont été les premiers à se saisir de cette idée que l’on peut écouter de la musique ensemble et en public, superposant ainsi les strates auditives. Loin d’être anodin, ce mode de partage de l’écoute n’avait pas été préfiguré par les concepteurs de ces médias. Ce sont les jeunes qui l’ont inventé en s’appropriant une technologie et en improvisant avec elle. 

La mise en scène montre des adolescents faisant face au public en une ligne frontale. Ils sont ensemble mais pourtant séparés. Ils ont l’air assuré mais pourtant vulnérable. Cette ambivalence est très forte.

On peut voir la pièce de deux manières. En un sens, je présente les adolescents comme des experts, ou des virtuoses. Je substitue une virtuosité à une autre, plus ancienne et plus conservatrice, celle des orchestres ou des musiciens professionnels… Mais d’un autre côté, la mise en scène de ces jeunes sous cet éclairage cru, ajoutée au fait que le public les encadre, empêche toute échappatoire. Ils sont comme dans une situation de surveillance intense – donc oui, on peut parler de vulnérabilité.
L’ambivalence est structurelle à plusieurs niveaux pour les adolescents, entre leur désir d’être vus et la gêne qu’ils peuvent ressentir à chanter dans un contexte aussi exposé que celui-ci. L’adolescence est un moment de transition pendant lequel l’autonomie et l’indépendance sont des points d’achoppement, l’expérience d’un adolescent étant de se détacher de toute forme d’autorité, de devenir indépendant et adulte, mais en même temps d’être un enfant et par là-même d’être pris en charge par les lourdes structures de contrôle du monde des adultes.
L’adolescence est également une période de créativité intense. Travailler avec des adolescents permet de se déconstruire et se démêler soi-même de ces questions épineuses des structures de contrôle et des limites des institutions. En tant que compositrice, c’est un problème intéressant à soulever.

Teenage Lontano a été donné à travers le monde depuis sa création en 2008, à chaque fois avec d’autres adolescents. Quelles sont tes attentes à Strasbourg ?

Il y a une grande part d’inconnu à mettre en scène à nouveau Teenage Lontano en 2020, non seulement en raison de l’épidémie et du sentiment de risque que nous pouvons ressentir, mais aussi à un niveau plus profond. À présent, le fait que la structuration de nos sociétés ne nous permette plus d’avancer a explosé au grand jour. Il n’y a plus rien de radical, désormais, à pointer nos divisions sociales. La situation est si évidente que – même pour les plus récalcitrants à l’entendre – notre rôle ne peut qu’être d’aller de l’avant, d’être bien plus spéculatif ou imaginatif dans nos projections sur l’avenir. À Strasbourg, je suis curieuse d’observer la façon dont les adolescents vont s’approprier la pièce, et j’espère bien apprendre quelque chose de nouveau de leur part et de ce que représente pour eux de chanter dans les conditions d’aujourd’hui.

On critique fréquemment la jeunesse d’aujourd’hui, les millenials, pour son utilisation outrancière des technologies et son addiction aux réseaux sociaux… En même temps, c’est la génération de la lutte contre le réchauffement climatique, prenant la parole haut et fort pour son futur. C’est elle que tu invites sur scène.

Cette génération est celle qui nous sauvera… Je l’espère ! Les enjeux de la création musicale — un champ plus vaste qu’il n’y paraît — sont extrêmement mobiles et fluides, mais nous faisons face à la catastrophe à tant de niveaux que je ne pense pas que ce soit un ticket d’entrée dans nos puissantes institutions culturelles et musicales que cette jeunesse désire. Il est grand temps de repenser nos institutions et de reconsidérer leurs enjeux de pouvoir. Si les conditions ont basculé, nous devons savoir poser les questions différemment. Avec Teenage Lontano, je ne veux pas simplement dire : hé, les jeunes, vous êtes les bienvenus dans ce monde merveilleux de la musique expérimentale et des institutions culturelles. Outre la complexité inhérente à recréer une œuvre plus ancienne, c’est une œuvre spéculative qui, je l’espère, pose une question plus structurelle : si nous inventions une nouvelle forme ensemble, à quoi ressemblerait-elle ?

/// entretien réalisé par Céline Hentz