L’adresse de la musique
Représentante de la nouvelle vague américaine, Caroline Shaw est chez elle dans la musique baroque, la création contemporaine ou la pop. Elle incarne la génération Y, une jeunesse active pour qui la pluralité n’est pas une exception mais la règle.
Tu as la particularité d’être une violoniste accomplie, doublée d’une chanteuse, et tu sembles t’être consacrée à la composition dans un second temps.
En effet, jusqu’à la fin de mes études, j’ai essentiellement joué le violon. Je ne composais pas ou peu et je ne chantais pas encore. Durant mes études à l’université Rice de Houston, la culture musicale contemporaine et ma pratique instrumentale — outre la musique baroque, mon domaine de prédilection — était tournée vers l’Europe, les compositeurs français et allemands. Je ne me souviens pas avoir entendu une seule fois les noms de Steve Reich ou Philip Glass. Les choses ont changé quand je suis entrée à Yale, où le cadre était plus ouvert et les débats intenses. Cependant, je n’ai commencé à composer qu’une fois sortie de l’université, et plus précisément, après avoir fait l’expérience de jouer pour des projets chorégraphiques. La profondeur de la relation entre le corps et la musique a fait dévier ma trajectoire.
Qui t’a convaincu de te lancer dans la composition ?
Les musiciens qui me sont le plus proches, et avec lesquels je partage mes vues au quotidien, sont ceux que je côtoie dans le contexte de la musique ancienne. Ils ont été très importants pour moi et le sont encore, mais une compositrice en particulier a eu une influence déterminante sur mon parcours, Julia Wolfe. Elle a toujours été très généreuse envers moi et m’a beaucoup soutenu, comme c’est le cas des autres membres de Bang on a Can, Michael Gordon et David Lang, à l’égard des jeunes compositeurs et compositrices.
Que retiens-tu de cette génération d’artistes ?
Je cherche à éviter autant que possible le top-down, les relations verticales, et c’est quelque chose que nous partageons. Quand je compose, je n’oublie jamais que je suis moi-même une auditrice et que je fais partie du public comme n’importe qui d’autre. Je veux adresser ma musique à des personnes, créer des liens, un peu comme si je cuisinais pour des amis en me demandant ce qu’ils aiment, qui ils sont, comment ils vivent, afin de leur offrir quelque chose d’intéressant, et surtout, de nourrir le débat.
La Partita for 8 voices que nous entendrons à Musica cette année t’a valu le prix Pulitzer en 2013 et une renommée internationale. Quelle est l’origine de la pièce ?
La Partita est intimement liée à la formation vocale dont je fais partie, Roomful of Teeth. Elle réunit des chanteurs et chanteuses venus de tous horizons, qui mélangent leurs influences pour produire une musique nouvelle. Nous avons l’habitude de nous réunir pendant l’été pour travailler, en invitant également des spécialistes de traditions vocales du monde entier pour acquérir de nouvelles techniques. La pièce est née progressivement au cours de trois étés, entre 2009 et 2012. Ce contexte, en prise directe avec les chanteurs et chanteuses, m’a permis de créer, de tester ou de modifier la pièce directement au cours de nos répétitions.
L’idée initiale de la pièce était de peindre avec les sons, les mots, le souffle. On avait décidé de laisser les concepts de côté et de jouer avec la voix, de manière très ludique, en juxtaposant ou en superposant des sons. Je m’intéressais alors à la transition entre la voix parlée et chantée, à la linguistique et à la phonétique, mais aussi au souffle et à tout ce que l’organe vocal est capable de produire et qui ne s’entend pas habituellement dans le chant classique. Un autre aspect, qui constitue un soubassement de la pièce, est lié à la culture numérique. J’avais envie de composer comme on code en HTML et CSS, c’est-à-dire avec des lignes relativement complexes qui au final forme une image très différente, clairement lisible.
La pièce a beaucoup évolué depuis sa création en 2013 et presque chacune de ses interprétations était différente. On ne l’a pas chantée depuis quelque temps, et la version qu’on donnera à Strasbourg, après notre workshop au mois d’août, sera à nouveau différente, notamment pour répondre à certaines critiques.
Quelles critiques ?
Le troisième mouvement de la pièce fait appel au chant de gorge tel qu’il est pratiqué à l’origine par les Inuits. Je l’avais notamment étudié auprès d’Akinisie Sivuarapik dont j’ai appris qu’elle sera également présente à Musica pour une performance de jeux vocaux. En 2019, des membres de la communauté inuit m’ont interpellé, jugeant qu’il y avait une forme d’appropriation culturelle dans l’usage de la technique vocale. L’idée d’exotisme, au moment de la composition, était vraiment loin de mes intentions. Il ne s’agissait pas d’arracher un élément d’une culture. J’avais au contraire envie de réaliser une musique qui relie les mondes.
Ce qui pouvait sembler approprié il y a une dizaine d’années ne l’est plus forcément aujourd’hui. La pluralité ne va pas de soi dans nos sociétés. Le débat sur l’identité et l’histoire des cultures évolue beaucoup, si bien que les combinaisons ou les espaces de partage qui apparaissent justes et légitimes à un moment peuvent ne plus l’être à un autre. Depuis la composition de la pièce, la situation a changé. C’est un sujet complexe, auquel je ne prétends pas apporter de solution, mais je pense que la critique, même si elle n’était pas unilatérale de la part des personnes qui m’ont interpellé, appelle une réponse nécessaire. Je tiens à m’adresser à cette communauté et à honorer son point de vue, parce que je le respecte. Il m’apparaît primordial de tenir compte de cette requête, comme il est important d’être à l’écoute et de se mettre en capacité de « revisiter » une œuvre en fonction du contexte, même si c’est de manière temporaire et que les choses peuvent évoluer dans le temps.
Quelles seront les modifications que tu vas apporter à la pièce ?
Je ne sais pas encore exactement, mais j’ai envie de traiter les parties de chant de gorge différemment pour répondre à cet enjeu d’identité, par exemple en les remplaçant par quelque chose qui leur fasse écho sans pour autant les imiter. Une chose est sûre : la Partita est une pièce fondée sur l’amour et le respect, et je tiens à ce qu’elle conserve cette destination.
C’est un geste fort.
C’est un geste facile. Les personnes changent, les communautés évoluent. La musique peut elle aussi évoluer.
La relation que tu entretiens avec les cultures populaires se déploie aussi dans un tout autre secteur, puisque tu as collaboré avec des artistes de la pop ou du hip-hop. Comment ces approches cohabitent-elle chez toi ?
On vit dans la pop, elle nous environne. Je baigne dans cette musique au quotidien comme tout un chacun. Ses rythmes et ses danses m'ensorcèlent, et je n’y vois aucune contradiction avec ma culture musicale classique. Quand je compose, je ne cherche pas intentionnellement à faire une musique qui entretiendrait une relation avec la pop. J’en aime l’esprit, les sonorités, les harmonies, comme j’aime la musique de Bach, de Monteverdi ou de Josquin des Prés.
Comment se sont déroulées tes collaborations avec Nas ou Kanye West ? As-tu composé de la même manière que pour tes propres pièces ?
Chaque projet est différent, et on ne travaille pas forcément de la même manière selon qu’on compose une pièce pour un chœur, un quatuor à cordes ou un orchestre. Quand on compose sa propre musique, c’est souvent avec le « C » majuscule de la compositrice. On prend toutes les décisions, sur chaque note, chaque rythme, avant que les interprètes ne prennent éventuellement des libertés. Dans la pop, le plus souvent, on intègre une sorte de collectif, avec des personnes de provenances diverses. On est un élément parmi d’autres, une cheville ouvrière multitâche d’un atelier contribuant à une grande sculpture. Tout un monde intervient dans le projet et on est parfois près d’une dizaine dans la même pièce : un ingénieur du son, bien sûr, mais aussi des artistes qui ne sont pas forcément des musiciens, des auteurs, des hommes et des femmes du milieu du cinéma ou de la mode. J’y ai fait la connaissance de personnes qui vivent la musique, la réfléchissent et recherchent constamment à partager leurs idées. Pour moi, l’expérience a été plus qu’enrichissante et je compte bien poursuivre de telles collaborations à l’avenir avec d’autres artistes. (NDLR : Caroline Shaw a marqué une pause dans sa collaboration avec Kanye West suite à ses prises de position lors de la dernière élection présidentielle américaine.)
Tu franchis des frontières musicales et tu es engagée dans les débats qui rythment nos vies. J’y ajouterai un intérêt pour la nature et l’écologie, si l’on en juge par les titres de certaines de tes pièces ou les intentions sur lesquelles elles se fondent.
Oui, c’est vrai, la relation à la nature occupe une place très importante dans ma vie et dans mes projets artistiques. Il y a quelque temps, j’ai composé plusieurs pièces faisant référence aux oiseaux et mes amis se moquaient gentiment de moi en disant que j’étais dans ma phase « Olivier Messiaen ». Aujourd’hui, je crois que je suis entrée dans une phase « arbres et forêt ». Et je dois dire que la période que nous avons traversée au cours des derniers mois, avec le virus et le confinement, a accentué chez moi la nécessité de cette approche. La nature et la planète nous apportent des enseignements incroyables si l’on se met en capacité d’entendre ce qu’elles nous disent.
Cherches-tu à traduire cette relation en musique ?
Je n’ai pas trouvé une façon précise de le faire. En la matière, chacun a une approche différente : certains cherchent à sonner comme la nature, à l’imiter, d’autres en retirent des modèles structurels abstraits, et d’autres encore font transiter leurs idées à travers un texte chanté. Pour ma part, je ne suis pas à la recherche d’une formule ou d’une écriture univoque. Je disais plus tôt qu’il était important pour moi de ne pas composer de manière verticale, mais plutôt de chercher à offrir quelque chose. C’est en ce sens que je vois la relation à la nature dans ma pratique. Tout récemment, par exemple, j’ai composé un quatuor à cordes intitulé The Evergreen. Il s’adresse à un arbre en particulier que j’ai vu lors d’une randonnée sur l’île Galiano dans la région de Vancouver. Ses quatre mouvements font référence à des aspects de la nature que j’ai observés autour de cet arbre : la mousse, les branches, l’eau, les racines. On y entend des textures très fragiles, comme des gouttes qui perlent sur des feuilles. C’est mon présent pour cet arbre. Réaliser de petites choses, faire de tels gestes qui me semblent justes, est ce qui m’intéresse le plus aujourd’hui.
— Entretien réalisé par Stéphane Roth
Photo © Dayna Szyndrowski