Traverser les possibles
Près de quarante années de compagnonnage et une soixantaine d’œuvres présentées dans le cadre du festival. Georges Aperghis revient sur son lien à Musica et à la capitale alsacienne, où selon lui « tout est possible ».
Te souviens-tu de ta première fois à Musica ?
C’était lors de la première édition, en 1983. Laurent Bayle avait programmé Kryptogramma, la pièce que j’avais composée pour les Percussions de Strasbourg en 1970, ainsi que les Récitations composées quelques années auparavant et interprétées par Martine Viard. Je garde un très vif souvenir de cette première édition, de l’énergie qui s’en dégageait et du public venu en nombre.
Tu es revenu à Strasbourg à de très nombreuses reprises depuis quatre décennies. Comment perçois-tu la ville ? Qu’y as-tu trouvé ?
Strasbourg, pour moi, c’est avant tout la jeunesse. C’est quelque chose qui m’a toujours marqué dans cette ville. J’y ai rencontré beaucoup de jeunes musiciens et musiciennes, notamment dans le cadre d’une longue résidence au Conservatoire et au TNS qui a duré près de trois ans, entre 1997 et 2000. Le cadre de travail était incroyablement moteur. Et vingt ans après l’ATEM, la structure de création et d’expérimentation en théâtre musical que j’avais créée en région parisienne en 1976, j’ai retrouvé le même esprit à Strasbourg.
Comment décrirais-tu cet esprit ?
Très simplement : une fabrique artistique, l’idée d’un atelier où tout est possible.
Cela s’incarnait-il dans des lieux ?
À l’époque, la Cité de la musique et de la danse n’existait pas encore et le Conservatoire était divisé entre le site de la rue Brûlée et le site de la Laiterie, si bien qu’il fallait marcher d’un point à l’autre et traverser tout le centre-ville, parfois plusieurs fois par jour. C’était sportif ! Il n’y avait pas un lieu unique dont on pouvait dire, « ici, c’est le Conservatoire ». On avait tous l’impression qu’il fallait inventer un lieu. Mais en fait, ce lieu, c’était nous. En travaillant, on se fabriquait. Cet état d’esprit m’est cher et mon parcours strasbourgeois a été exceptionnel en ce sens. C’était une belle époque pour moi !
En parlant des lieux, je pense à cet appartement dans le quartier de la gare où j’ai vécu durant ma résidence. Je ne vais pas dire que l’immeuble était un bouge, mais l’ambiance y était plutôt folklorique, et ça m’avait bien amusé… Je pense aussi au Palais des fêtes, une salle que j’affectionne tout particulièrement. On y avait donné en 1997 un grand concert intitulé Strasbourg Instantanés conçu avec les étudiants du Conservatoire, où nous avions disposés dans les tribunes six orgues positifs qui avaient été récupérés à Strasbourg et dans les alentours. Puis nous avions poursuivi le projet l’année suivante dans la salle Koltès sous la forme d’un spectacle, Strasbourg Instantanés 2, mêlant les étudiants du TNS et du Conservatoire… Nous étions près quatre-vingt sur scène. Quelle aventure ! Plus récemment, en 2006, c’est également au Palais des fêtes que nous avions donné un autre projet qui me tient à cœur, ma pièce vocale Wölfli Kantata. J’aime beaucoup cette salle. Son acoustique n’est pas parfaite, mais elle a un truc. Elle est habitée. Elle respire.
Strasbourg, pour moi, ce sont aussi des Strasbourgeois et des Strasbourgeoises dont j’ai été proche et qui ont une grande importance dans mon parcours. Les regrettés Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe, tout d’abord, avec lesquels j’aimais échanger. Avant que Musica n’existe, j’avais pu collaborer directement avec Lacoue et Michel Deutsch en composant la musique de scène de leur Antigone au TNS en 1977. Je pense aussi à mes fidèles compagnons de route Françoise Kubler et Armand Angster que je n’ai jamais perdu de vue. Cette année, j’ai voulu leur dédier un duo intitulé À mi-mots à l’occasion des quarante ans d’Accroche Note. Il y a aussi le noyau dur de musiciens et musiciennes qui s’était constitué autour du Petit Chaperon rouge, avec Pierre Lambla, Pierre Lassailly, Sophie Liger, Fanny Paccoud, Hélène Schwartz et Matthieu Steffanus. Puis une personne sans laquelle mon travail avec les étudiants n’aurait jamais vu le jour : Marie-Claude Ségard, la directrice du Conservatoire. Elle avait provoqué les choses et les avait rendu possibles aux côtés de Jean-Dominique Marco. Enfin, j’ai une pensée pour le public. On s’est bien connu — en tout cas, les vieux me connaissent ! Les jeunes, c’est moins sûr…
Cette année, tu présentes une nouvelle pièce interprétée par Richard Dubelski, La Construction du monde. Tu sembles revenir à des principes que tu as commencé à explorer au milieu des années 1970. A-t-elle un lien avec cette histoire, entre l’ATEM et Strasbourg ?
En effet, il y a un lien avec ce que j’étais avant, même si je ne compose plus de la même manière. Ce projet est aussi quelque peu à contre-courant de ce que j’ai pu faire ces derniers temps. Il se situe à l’opposé de Thinking Things, par exemple, une grande pièce très technologique créée à l’IRCAM en 2018 et mêlant vidéo, lumière, électronique, et même de la robotique. Toutefois, l’un n’empêche pas l’autre. Ce sont des approches différentes, qui peuvent converger. Je continue d’ailleurs à travailler sur des projets incluant des technologies. Mais La Construction du monde est un retour aux sources dont j’avais très envie. Ça veut dire, revenir aux données de départ de mon langage, revenir aussi à une certaine une économie de moyens. Car l’objet et l’instrument de ce spectacle miniature n’est qu’une simple table — pas si simple en réalité, mais je n’en dirai pas plus, c’est une surprise… Et je dois aussi dire que la pièce est née d’une histoire d’amitié avec le percussionniste et comédien Richard Dubelski que je connais depuis belle lurette, puisque nous nous étions rencontrés alors qu’il était jeune musicien, en 1986 au Centre Acanthes à Aix-en-Provence.
L’autre pièce dont le public de Musica aura la primeur est Migrants, donnée en concert d’ouverture avec l’Ensemble Resonanz de Hambourg, sous la direction de l’Argentin Emilio Pomárico, avec la soprano polonaise Agata Zubel, la mezzo-soprano ukrainienne Christina Daletska et l’altiste française Geneviève Strosser. Quelle en est l’origine ?
L’afflux des migrants sur les côtes grecques il y a quelques années a été un déclencheur. Le pays était en panique alors que la Méditerranée menaçait de se transformer en véritable cimetière — à vrai dire, même si les médias s’en font moins l’écho, c’est toujours le cas aujourd’hui. Je voulais en parler, mais je ne savais pas comment faire. Alors j’ai lu beaucoup de témoignages, aussi bien des migrants eux-mêmes, des gens qui s’occupaient d’eux ou des journalistes. Mais pour moi, ces matériaux étaient trop brûlants. Je ne me sentais pas vraiment légitime à les mettre en musique. Et plus généralement, c’était risqué de faire du beau avec de la douleur bien réelle. Le malheur des gens ne peut pas être emballé dans une œuvre comme dans du papier-cadeau. Le sujet est très délicat. On risquerait d’imposer une sorte de « patine » aux problèmes de fond. Il fallait prendre de la distance.
Je me suis alors dit que la meilleure façon de toucher l’auditoire, de le rendre attentif, était de l’émouvoir. Au même moment, je suis retombé sur Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad. Je connaissais le roman depuis longtemps, de même que l’œuvre de Conrad en général, et j’ai toujours été admiratif de la façon dont Francis Ford Coppola l’avait traité dans Apocalypse Now. En le relisant, des phrases m’ont frappé par leur ambiguïté. Inscrites dans le contexte du roman, elles étaient extrêmement puissantes, mais une fois extraites, elles résonnaient tout aussi fortement avec la situation que je cherchais à décrire. Une phrase en particulier, prononcée par le mystérieux agent du colonialisme nommé Kurtz, m’a frappé : « Je suis allé un peu plus loin, puis un peu plus loin encore, jusqu’au jour où je me suis trouvé si loin que je ne sais pas comment je pourrai jamais revenir. »
À partir de là, j’ai construit une sorte de « traversée », dans laquelle j’ai également intégré des bribes de témoignages des migrants recueillies ici et là. À l’origine, la commande de l’Ensemble Resonanz comprenait trois mouvements qui devaient être couplés avec Le Journal d’un disparu de Janáček. Après la création à Hambourg en 2017, j’ai voulu ajouter deux mouvements. Tout d’abord, un « commentaire » des trois premiers mouvements qui prend la forme d’un concerto pour alto. C’est une césure qui nous guide dans une écoute totalement différente — il y a un avant et un après. Enfin, le cinquième mouvement dans lequel on retrouve les voix est celui qu’on entendra pour la première fois à Strasbourg.
La figure de l’étranger est omniprésente chez Joseph Conrad, mais elle l’est aussi dans ton œuvre.
Oui, par exemple, les langues étrangères dans Histoire de loups ou la langue des autochtones dans Tristes tropiques. On pourrait aussi dire que, plus généralement dans ma musique, des langues comme le français, l’anglais ou l’allemand sont souvent construites ou déconstruites pour devenir « étrangères ».
Sans comparer les situations, tu as été toi-même un migrant, du moins t’es-tu exilé.
Disons que j’ai été un migrant de luxe. Il n’y a aucune gloire à cela. J’ai quitté l’école et je suis venu en France sans véritable raison politique. J’avais tout simplement envie de partir. C’était en 1963, quatre ans avant la Dictature des colonels en Grèce. Mon compatriote Iannis Xenakis lui a réellement dû partir, car autrement il aurait été condamné. C’était une question de vie ou de mort.
J’ai toutefois été rattrapé par la dictature en 1967. Je n’avais pas fait mon service militaire, qui aurait pu durer trois ans, et pour le régime, c’était un problème grave. J’étais arrivé en France avec un passeport et je renouvelais une carte de séjour tous les trois mois. Quand les colonels ont pris le pouvoir, on m’a retiré mon passeport à l’ambassade grecque en me disant que c’était une honte que je n’aille pas servir le pays. Sans passeport, je ne pouvais plus obtenir ma carte de séjour auprès des autorités françaises. C’est arrivé en mai 1968, et à partir de là, j’ai vécu pendant plusieurs années sans aucun papier d’identité, et bien sûr je n’ai pas pu retourner en Grèce auprès de ma famille jusqu’à la chute du régime en 1974. À Paris, je vivais bien, j’étais heureux, mais quand je voyais la police, je prenais le soin de faire un détour.
Finalement, te sens-tu Grec ou Français ?
Je suis toujours resté en France, ma langue principale est le français, mais je n’ai pas pour autant demandé la nationalité française. On me qualifie parfois de compositeur franco-grec, mais j’ai toujours été de nationalité grecque en réalité. Je suis un Grec résidant à l’étranger. C’est peut-être un acte de paresse de ma part, mais au fond, je n’ai jamais fait la démarche auprès de l’administration française parce que je ne souhaitais pas donner d’importance à l’idée de nationalité.
— Entretien réalisé par Stéphane Roth