Kaija dans le miroir

Kaija dans le miroir

En 1981, Kaija tire son autoportrait dans un photomaton de Freiburg-im-Breisgau. Elle tourne le dos à l’objectif et tient dans sa main un petit miroir de poche reflétant son œil gauche. Une image dans l’image, une mise en abyme, entre introspection et rétrospection. Elle ne le sait pas encore, mais elle vient de prendre une décision qui l’engage dans une trajectoire ininterrompue.

À 29 ans, Kaija Saariaho laisse derrière elle son pays natal, la Finlande, et arrive en Allemagne pour suivre les enseignements de Klaus Huber et Brian Ferneyhough. Peu de temps après, au mois de mai, elle découvre Paris au beau milieu de l’effervescence de l’élection de François Mitterrand. Tout lui paraît fou. Puis durant l’été, elle suit les cours d’été de Darmstadt et fait une rencontre décisive : la musique spectrale et ses chefs de file, Gérard Grisey et Tristan Murail. Son envie de liberté, en musique comme dans l’atmosphère, la pousse à s’installer dans la capitale française, où elle demeurera désormais.

Parfois, une simple image déplie toute l’histoire. Au moment du déclic, se fixent un avant et un après, un tournant, des tourments. Il n’est pas aisé pour une jeune femme, dans une société encore très patriarcale, de se penser autorisée à faire ses propres choix. Des parents ont pu ne pas comprendre que les sons entendus par la petite fille dans son oreiller avant de s’endormir étaient les signes avant-coureurs d’une puissance créatrice en sommeil. Il aura fallu grandir, accumuler les épreuves, éprouver le ressentiment, puiser en soi, se cultiver seule, agir radicalement, se marier à vingt ans et adopter un autre patronyme — et finalement conserver celui-ci, après la rupture un an plus tard, car Laakkonen devait rester le nom de la vie d’avant.

Au début des années 1970, Kaija hésite encore. Elle mène de front l’étude de l’orgue, de la musicologie à l’université et du dessin à l’Académie des beaux-arts d’Helsinki. La composition n’est pas donnée, mais les convictions s’affermissent. La position de la créatrice éclot peu à peu, à travers un nouvel environnement, des collectifs d’artistes, une prise de conscience politique et écologique, et son cheminement avec le peintre Olli Lyytikäinen qui laissera d’elle de nombreux portraits. La rencontre avec Paavo Heininen à l’Académie Sibelius d’Helsinki en 1976 est salutaire, de même que les amitiés indéfectibles qu’elle noue alors avec Esa-Pekka Salonen et Magnus Lindberg.

Seuls des hommes semblent compter jusque-là — car les modèles féminins sont encore rares dans la vie musicale. Il faut les chercher ailleurs, dans la littérature. Lorsqu’elle quitte le pays, un sentiment d’ascèse la travaille. L’un des uniques livres dans ses bagages est La Pesanteur et la grâce de Simone Weil, qui côtoie une bibliothèque mentale et des écrits qu’elle dit avoir lus comme « des manuels de survie », Virginia Woolf, Sylvia Plath et Anaïs Nin en tête. En dehors de tout cadre idéologique et sans crier gare, Kaija échafaude son propre féminisme.

C’est désormais en compositrice qu’elle franchit les frontières. À Paris, elle se forme à l’IRCAM et y rencontre l’amour de sa vie, Jean-Baptiste Barrière. Ensemble, ils sont un duo qui absorbe l’art et les savoirs : entre musique spectrale et informatique musicale, analyse du timbre et psychoacoustique, une révolution esthétique est en marche. On croit en l’avènement d’un nouveau tempérament. Les expérimentations et les œuvres se succèdent à un rythme effréné. L’émulation est totale. La courbe est exponentielle. En peu de temps, avec des œuvres comme Verblendungen, Lichtbogen ou Nymphéa, Kaija frappe le milieu de la musique contemporaine.

Une autre image se dessine dès lors : la compositrice mystérieuse, synesthésique et onirique, venue des froides contrées nordiques. La béquille de l’exotisme est toujours à portée de main du journaliste ou du programmateur. On s’en accommodera. Elle masque cependant la complexité d’une personnalité et la profondeur de sa réflexion. Réservée, Kaija s’exprime peu publiquement. Elle se concentre sur sa musique, où tout transparaît. Les métaphores qui la peuplent, loin de l’image d’Épinal de l’artiste inspirée, ne constituent pas de simples gestes poétiques, détachés. Elles sont des fenêtres ouvertes sur une cosmogonie, mêlant sentiments, croyances, idéaux et relation au vivant — un rapport au monde quasi chamanique.

Kaija et sa musique font corps, et c’est sans doute pour cette raison que celle-ci est tant marquée par la dualité, comme un écho au parcours incertain qui lui donna naissance. Sa matière sonore est à la fois statique et évolutive, lente et pleine d’énergie. L’écriture mélodique et harmonique peut sembler découler intuitivement de la plume, alors que des recherches systématiques sur les propriétés acoustiques en sont le prélude. L’oreille se fond aisément dans le paysage spectral de son orchestration, mais celui-ci sera bien vite contaminé sinon anéanti par une force dynamique, un sombre événement — à l’image de ce trait d’écriture si caractéristique, lorsque l’archet s’enfonce progressivement sur les cordes jusqu’à la saturation et au bruit blanc, comme pour faire sortir un cri du ventre de l’instrument.

Quand bien même elle s’ancrerait dans une lutte intérieure, cette dualité ne pèse pas bien lourd face à l’expérience d’altérité la plus forte qu’une femme puisse connaître lorsqu’elle sent deux cœurs battre en elle — et Kaija de l’illustrer musicalement dans son ode à la maternité, Je sens un deuxième cœur. L’équation entre l’artiste et la mère de famille avait pu lui sembler insoluble un temps. Elle incarne aujourd’hui, pour une nouvelle génération, le modèle qu’elle-même ne trouvait pas dans le monde de la musique à ses débuts. Et l’on comprendra la relation si forte qui l’unit à ses enfants, Aleksi et Aliisa, qui eux-mêmes à son regard se dédoublent, au quotidien et sur scène, entre attachement viscéral, collaboration artistique et distance critique.

Sur cette scène, lieu de toutes les rencontres, Kaija ne s’impose pas au centre. Elle est l’une parmi d’autres dans l’attroupement d’alter egos, cette famille élargie où l’on distingue ses compagnons de route les plus fidèles, à commencer par le violoncelliste Anssi Kartunen et la flûtiste Camilla Hoitenga auxquels elle dédie quelques-unes de ses plus belles pièces. On y croise aussi ses personnages, les héroïnes de ses opéras : Clémence, Adriana, Émilie, Simone… Et parmi elles surgit soudain une chevelure fantasque, l’œil vif et grand ouvert : Peter Sellars, dans le rôle du troll bienveillant. Kaija avait été éblouie par ses mises en scène de Don Giovanni en 1989 et du Saint François d’Assise d’Olivier Messiaen en 1992. L’idée d’un opéra avait pu se confirmer à partir de ces expériences, et en 2000, grâce à Gerard Mortier, elle se concrétisera avec L’Amour de loin et se poursuivra avec Adriana Mater et Émilie, et plus récemment Only the sound remains et Innocence.

À propos de la genèse de L’Amour de loin, Kaija dit de manière énigmatique : « Mon point de départ formel était la combinaison d’un miroir et d’un cercle qui se referme sur lui-même. » À nouveau, ce petit miroir vient refléter une trajectoire, une boucle. Mais il n’est plus celui de Narcisse ni celui de Kay dans La Reine des neiges. Ni égotique ni déformant. Peut-être est-ce le rétroviseur de ce conducteur de métro parisien sur la ligne 8 reliant l’Opéra Garnier à l’Opéra Bastille, qui un matin, apercevant Kaija sur le quai, la hèle et l’invite dans sa cabine pour lui dire combien sa musique le bouleverse. Ou celui, parabolique, d’une de ses dernières pièces créée en 2021 et intitulée Reconnaissance, où sous la forme d’une science-fiction madrigalesque les voix de la sagesse nous interpellent : « We do not need other worlds, we need a mirror » (Nous n’avons pas besoin d’autres mondes, nous avons besoin d’un miroir). D’un monde à l’autre, Kaija n’est plus seule dans le photomaton. Elle est entourée de proches, d’anonymes, de personnes réelles et imaginaires. Le miroir ne dit rien. Kaija lui répond : être reconnue, c’est se reconnaître.

Stéphane Roth