Le rêve lucide de Noriko Baba
La beauté se trouve dans l’ambiguïté, nous dit la compositrice japonaise Noriko Baba née en 1972 et installée en France depuis plus de vingt ans. Elle s’est formée à la musique occidentale dans son pays, obtenant une Maîtrise de composition à l’Université des Beaux-Arts de Tokyo et ignore tout de la musique traditionnelle du Japon jusqu’à son arrivée en France où elle vient poursuivre ses études au Conservatoire de Paris puis à l’IRCAM.
Noriko Baba évoque deux événements marquants qui vont bousculer sa perception et l’amener à prendre conscience de son identité : elle se souvient d’abord du choc esthétique que fut le Pelléas et Mélisande de Bob Wilson auquel elle assiste à l’Opéra Garnier lors de son premier voyage en Europe. L’approche singulière de la lumière et le travail sur les ombres lui rappellent l’art de son pays : « Nous trouvons la beauté non pas dans la chose elle-même mais dans le motif de ses ombres, de la lumière et des ténèbres ; sans les ombres il n’y aurait pas de beauté », écrit Jun’ichirō Tanizaki dans son ouvrage Éloge de l’ombre (1933) que la compositrice aime citer. L’autre bouleversement est la rencontre avec Salvatore Sciarrino dont l’univers sonore aux marges du silence et la recherche extrêmement raffinée des couleurs l’interpellent. « Grâce à cette rencontre, j’ai commencé à élaborer un langage qui se focalise sur un bruit, une fugacité, une ombre dans l’intensité du noir sur chaque matériau et sur l’architecture globale d’une composition », souligne-t-elle, un travail qui l’amène à renouer avec ses origines japonaises. En 2002, Second souffle, la pièce d’orchestre écrite pour son prix de composition au Conservatoire de Paris, s’intéresse au souffle du marathonien, une manière singulière de se rapporter au monde et au corps à travers un phénomène naturel qu’elle transpose à l’échelle de l’orchestre, en concentrant toute la première partie de la pièce au mouvement périodique d’inspiration-expiration.
Saisir le reflet des choses
« Au Japon, nous estimons qu’il n’est pas beau d’exprimer les sentiments d’une manière directe et que, partant, tout doit être masqué. Cela vient de notre esthétique wabi-sabi, selon laquelle la notion de beauté est associée à celle d’imperfection et d’ambiguïté », explique-t-elle encore. (Les principes de wabi et de sabi sont anciens. On les rencontre dès le XVᵉ siècle dans la littérature japonaise, joints à un troisième principe, celui de yojō, « écho sentimental ».) En détournant l’instrument de son usage habituel, à travers des techniques de jeu spécifiques, elle veut changer son apparence et entraîner l’auditeur dans les contrées du rêve. Klartraum, écrit pour orchestre en 2010, fait référence à l’expérience du « rêve lucide », entre sommeil et éveil, un entre-deux qu’elle va suggérer et entretenir, dans la logique du rêve et la pluralité d’événements sonores qui se font écho. Apparaissent dans la nomenclature instrumentale de la percussion ces accessoires qui font désormais partie de l’univers sonore de la compositrice : gaine annelée, tuyau harmonique, harmonica, boîtes à musique, qui contribuent à la richesse des timbres et enchantent sa palette sonore.
Noriko Baba se passionne pour la musique ancienne, celle des madrigalistes du début du XVIIᵉ siècle comme Michelangelo Rossi (1601-1656) qu’elle découvre à Rome lors d’un concert dont elle partage l’affiche. Dans Occhi, un tempo mia vita (2018), opéra de poche où les voix a cappella rencontrent les instruments modernes, Noriko Baba choisit quatre madrigaux du Romain et compose trois interludes (pour clarinette et deux violoncelles) entendus entre chacun d’eux, ombre portée de cet art de la vocalité dont elle honore la beauté et la subtilité selon son propre mode d’expression. Cette idée du double qui traverse toute sa production s’incarne dans Doppio Trio (2015) pour deux formations distinctes, flûte, violoncelle et piano contre flûte à bec, viole de gambe et clavecin, les instruments du Baroque dont Noriko Baba aime la complexion délicate et la fragilité : deux mondes et deux pratiques y sont confrontés, dont elle fait valoir l’inégalité des timbres et des tempéraments à travers un hommage au bolognais Adriano Banchieri (1568-1634). Compositeur, organiste et théoricien qui s’est illustré dans tous les domaines de la musique, il est l’auteur du fameux contrapunto al bestiale alla mente où il s’ingénie à imiter les cris d’animaux : voilà un ouvrage qui ne peut qu’attirer une compositrice attentive au monde animalier qui vient d’écrire son propre bestiaire ! En quatre mouvements (et huit minutes seulement) Doppio Trio s’achève par l’Omaggio a Banchieri où, dans un trois temps perturbé et multipliant les pas de côté, la compositrice fait revivre à sa manière la Commedia dell’arte. Aux accessoires déjà cités s’ajoutent les appeaux, le sifflet à coulisse, sifflet de train, boite à meuh, etc., (tous confiés aux instrumentistes) qui animent cette rencontre joyeuse et festive. Car notre compositrice entend aussi s’amuser…
Jouer avec la mémoire
« Une musique est derrière toute musique », aime à dire Gérard Pesson. Comme lui, Noriko Baba joue avec la citation, telle une ombre errante souvent fugitive, parfois légèrement déformée ou serinée par la boite à musique ; le procédé ne va pas sans humour chez une compositrice qui veut partager avec le public cette mémoire et ce sourire : ce sont des thèmes connus du grand répertoire qui sont cités, comme « La Valse des fleurs » du Casse-noisette de Tchaikovsky dans Klartraum, une musique à danser de Banchieri dans Doppio Trio… Noriko Baba emprunte aussi aux mélodies rafraîchissantes des chansons enfantines avec lesquelles elle a été bercée. Dans Comptines pour voix, clarinette et piano de 2018, elle mêle le français (Am stram gram, Frères Jacques) et le japonais, portant un regard nostalgique sur l’enfance sans renoncer à la fantaisie des couleurs et l’espièglerie de l’instrumentation. Appeaux, harmonica et autres objets couineurs s’entendent dans les deux premières. Le ton est sombre et les sonorités voilées dans Nesase uta, une berceuse japonaise destinée non pas au bébé mais au garçon orphelin qui doit le garder, explique la compositrice. Ombre double, le Clair de lune de Debussy y dialogue avec Au clair de la lune.
Plus qu’une citation chez Noriko Baba, Au clair de la lune, qu’elle ânonnait déjà au piano à l’âge de trois ans, infiltre toute son écriture, un air qu’elle manipule, désarticule, fragmente, étire (comme un cantus firmus médiéval) et devient le reflet de son rêve. Il est central et thème à varier (en l’absence de toute rhétorique cependant) dans Au clair d’un croissant créée en 2020 au festival Ensemble(s) de Paris : nostalgique autant que poétique, la partition est en cinq « flâneries », selon les tours et détours de l’imagination de la compositrice. Elle met dans les mains des instrumentistes les accessoires familiers ainsi que Sophie la girafe et le cochon couineurs, le kazoo, la sonnette de vélo… La chanson populaire change de visages et de costumes, est anamorphosée, pulvérisée… et, pour finir, réenchantée.
Au clair de la lune traverse également les Five Workouts pour organiste (2017), cinq exercices aux allures d’échauffement, taillés au format des Alla Breve/Création mondiale de France Musique et sollicitant les capacités physiques de l’instrumentiste : entendons par là les deux mains qui ne font pas que jouer sur le clavier, les deux pieds, la bouche et le fessier, en charge du coussin péteur. Dans le premier exercice, elle associe subtilement aux jeux d’anche de l’orgue Grenzing de Radio France les objets couineurs que l’organiste Hampus Lindwall (créateur de l’œuvre) a dans les mains. Le troisième fait intervenir la langue et la bouche du musicien mettant en vibration deux sortes de sifflets associés à la partie instrumentale. Le final convoque l’harmonica dont les sonorités tissées avec celles de l’orgue imite le shō (orgue à bouche japonais) tandis que la mélodie d’Au clair de la lune resurgit, en augmentation et diminution sous les mains et les pieds de l’interprète. Autant de situations de jeu émaillées d’humour qui alertent l’écoute et modifient le rapport de l’interprète à un instrument dont la compositrice semble vouloir ébranler le socle et qu’elle entend bien désacraliser.
Remonter aux origines
Noriko Baba a plus de trente ans lorsqu’elle découvre le nō, théâtre japonais au jeu dépouillé et codifié arborant des costumes somptueux. La forme scénique la fascine, qu’elle apprend à connaître via les ressources de l’internet et avec laquelle elle désire renouer : en la confrontant à la culture occidentale dans une réappropriation personnelle et à travers une présence féminine, écartée du nō traditionnel. La rencontre avec la chanteuse nō Ryoko Aoki est déterminante, avec qui elle monte désormais tous ses projets.
En 2012, L’Oiseau à deux têtes associe la chanteuse nō et deux performers assis face à face, qui prennent part à la dramaturgie. Ils ont à disposition appeaux, gaine annelée, boîte à musique, spring-box, etc., tandis que la chanteuse manipule un éventail avant d’entrer dans le récit proprement dit avec cette vocalité stylisée qui met le sujet à distance. En 2015, AOI - Nōpéra est un projet ambitieux mené avec la chorégraphe et metteuse en scène franco-japonaise Mié Coquempot et le designer Yoshikazu Yamagata pour les costumes. Musique, danse et formes traditionnelles du nō y rencontrent l’écriture contemporaine occidentale : pont jeté entre deux cultures, AOI joue sur la double tension dramatique et esthétique, entre passé et présent, jeunesse et vieillesse, coutume et modernité.
En 2017, Noriko Baba associe la voix nō de Ryoko Aoki au quatuor à cordes dans Hagoromo suite, un troisième projet où elle resserre en quatre scènes et onze minutes – la durée habituelle de ses partitions – l’une des pièces les plus souvent représentées du répertoire nō, Le Manteau de plume, mettant en scène un pêcheur et une jeune fille, créature divine privée de sa parure sans laquelle elle ne peut planer dans le ciel pour regagner le palais de la lune… L’écriture des cordes assume la double fonction d’évoquer le paysage (le bruit de la plage, le vent dans les pins, la douceur de la robe de plume) et d’épouser les inflexions de la voix nō. Ils imitent parfois le jeu bruité des instruments traditionnels, mais sans le recours aux accessoires cette fois.
Ils reviendront, à n’en pas douter, dans Bestiarium musicale (Un zoo en musique), nouvelle œuvre de la compositrice inscrite au programme de Musica 2022, que l’ensemble Cairn donnera en création. « Mon bestiaire réunit les instruments classiques et des jouets mécaniques ne nécessitant pas d’amplification comme d’autres de mes pièces », prévient Norika Baba. Le titre en latin renvoie aux bestiaires médiévaux, nombreux et classés par famille : « J’ai une prédilection pour les cris d’animaux et j’ai décidé de faire un catalogue de mon amour animalier en le présentant par ordre alphabétique », nous dévoile-t-elle. Dans ce premier « chapitre », figurent quatre espèces sélectionnées par notre compositrice : Aspis est un genre de serpent qui se protège de la musique ensorceleuse des charmeurs en appuyant une oreille sur le sol et en se bouchant l’autre avec sa queue. Bernacle est une sorte de petite oie provenant d’arbres qui poussent au-dessus de l’eau. Les jeunes oiseaux sont pendus aux branches des arbres par leur bec. Lorsqu’ils grandissent, ils se détachent de l’arbre. Ceux qui tombent dans l’eau flottent et restent vivants, les autres meurent… Les deux derniers, Cuculus (le coucou) et Draco (le dragon), nous sont plus familiers, même s’ils mêlent et entretiennent l’ambiguïté entre le factuel et l’imaginaire, la réalité et le rêve, cet entre-deux dans lequel se glisse le monde subtil de Noriko Baba.
— Michèle Tosi