Ted Hearne : hybridation et politique de l’auto-tune
Le philosophe Lambert Dousson retrace le parcours de Ted Hearne à travers sa production depuis une dizaine d’années. Sous l’angle de l’hybridation des genres et des langages musicaux, il éclaire les liens entre écriture musicale et pensée politique chez le compositeur étasunien.
16 avril 2018 : le prix Pulitzer de la composition musicale est remis au rappeur Kendrick Lamar pour son album DAMN. Jusqu’alors attribué systématiquement à des œuvres de musique classique depuis sa création en 1943, il avait fallu attendre 1997 puis 2007 pour que le jury s’ouvre enfin au jazz. Mais jamais un artiste de musique populaire, hip-hop de surcroît, n’avait été récompensé. Or consacrer un album rap ne revenait pas seulement à reconnaître le statut de composition au genre musical le plus populaire (dans tous les sens du terme), mais aussi le plus méprisé par les élites culturelles. Dans le contexte de la présidence de Donald Trump fortement marquée par le suprémacisme blanc, célébrer l’auteur de « Alright » (2015), hymne officieux du mouvement Black Lives Matter, constitua un événement autant artistique que politique.
Kendrick Lamar, « Alright », To Pimp a Butterfly, 2015
« C’est l’un des plus grands compositeurs américains vivants », déclara au New York Times Ted Hearne, qui figurait dans la short-list des prétendants au prix pour sa cantate Sound from the Bench pour chœur, deux guitares électriques et percussions (2014-2017). Invité ailleurs à s’exprimer sur l’importance du hip-hop dans sa propre musique, sa réponse condense l’engagement artistique et politique qui traverse l’ensemble de ses œuvres : « Personne ne demandera à Kendrick Lamar pourquoi il écrit de la musique politique, mais on me pose souvent la question. Cela renvoie à cette idée fallacieuse et blanche selon laquelle l’art serait quelque chose de neutre et d’éternel. J’essaie de retourner la question et de dire : “Quelle musique n'est pas politique ?” »
Peut-on faire abstraction du contexte social et politique d’une forme musicale ? Le compositeur à sa table de travail, l’auditeur dans la salle de concert, les interprètes derrière leur pupitre sont-ils hors du monde, désincarnés ? Toute musique n’est-elle pas, au contraire, chargée de significations, explicites ou secrètes ? La soi-disant liberté de la musique classique à l’égard du monde social et des dominations de classe, de race, de genre qui le traversent, cette neutralité n’est-elle pas elle-même une croyance idéologique, une illusion visant à masquer ces rapports de domination, voire à les légitimer ? « Nos divisions et nos alliances, nos ségrégations et nos mélanges, nos dynamiques de pouvoir, nos échecs et nos progrès, tout cela se retrouve dans nos décisions musicales et dans les façons dont nous choisissons de les classer. Les gens s’identifient à la musique qui reflète une partie d’eux-mêmes. Les choix du compositeur (et de l’interprète) quant à la manière d’exprimer leurs idées influencent leur engagement dans différents genres ou signifiants stylistiques et en sont généralement inextricables. »
Né en 1982 à Chicago, compositeur, chanteur, chef d’orchestre, directeur musical et membre de plusieurs projets musicaux et ensembles vocaux et instrumentaux, Hearne n’est pas le premier à affirmer que « toute musique est intrinsèquement politique ». Avant lui, Luigi Nono (1924-1990), Frederic Rzewski (1938-2021), Helmut Lachenmann (1935) ou encore Julia Wolfe (1958) ont aussi placé la question sociale et politique au cœur des formes sonores. La singularité de son travail, dont Place (2018-2020) constitue une des élaborations les plus puissantes, se définit par une pratique de l’« hybridation » appliquée à toutes les dimensions de la musique — formes, textes, langages, sonorités — et mise au service d’un engagement politique contre la violence d’État et la domination sociale.
Quand on lui demande à quelles sources sa musique puise le plus profondément, Hearne répond d’un trait (liste non exhaustive) : Stravinsky, pour son « traitement des références externes » et la puissance viscérale d’une œuvre comme Noces, la chanteuse pop islandaise Björk, pour l’intégration de traditions stylistiques multiples et la recherche incessante de nouveaux matériaux et de nouvelles collaborations, Vortex Temporum de Gérard Grisey, dont le contrôle du timbre instrumental et la clarté formelle ouvrent à l’écoute l’intérieur du son, les improvisations du trompettiste Peter Evans, les superpositions de musique populaire et de techniques musicales avant-gardistes de Charles Ives, les ostinati hypnotiques du groupe britannique Radiohead, l’esthétique minimaliste répétitive de Steve Reich et Michael Gordon, ou encore le hip-hop de Tribe Called Quest et du Wu-Tang Clan, chez qui le travail d’échantillonnage relève d’une philosophie de l'hybridation, de la référence et de la recombinaison dont la portée sociale et politique est fondamentale.
« Ai-je envie d’écrire une musique qui serait écoutée et jouée principalement par des gens qui ne savent pas (ou ne se soucient pas de savoir) qui est Kendrick Lamar ? » Mue par le refus de toute hiérarchie entre les genres musicaux et la conscience aiguë de leurs différences — hiérarchie et différences qui sont de nature tout autant musicales que sociales —, la politique musicale de Ted Hearne s’incarne ainsi d’abord dans une esthétique fondée sur l’intégration et la collision d’éléments stylistiques issus aussi bien de la modernité musicale et de l’avant-garde expérimentale que de la pop, du rock, du jazz du blues, de la soul, du R’n’B ou encore et surtout du hip-hop.
« Quand le Wu-Tang Clan combine dans Shame on Nigga des échantillons de Thelonius Monk et de l’artiste soul Syl Johnson, qu’est-ce que cela produit comme effets de sens ? », demande Hearne. « Quelle conversation culturelle s’établit entre artistes, époques, contextes ? » Ce qui l’intéresse, ce sont les effets expressifs de décalage, de déplacement, de décontextualisation, engendrés par ces juxtapositions et ces confrontations. Les sonorités bruitistes, acides et saturées des « techniques étendues » appliquées aux instruments de musique (souffles percussifs aux bois et aux cuivres, archet écrasé sur les cordes du violon…) se confrontent aux éléments musicaux pop, rock ou hip-hop, pour tisser une trame en forme de patchwork kaléidoscopique d’une grande énergie, nourrie par la technique de l’échantillonnage et le traitement électronique de la voix tels qu’ils sont à l’œuvre dans les musiques urbaines. D’où une musique nerveuse et dissonante, à la fois claire et complexe, composite et parcourue de soubresauts, où s’entrechoquent des citations mises en boucle, filtrées, tronquées, déformées, saturées par la résonance, submergées, épuisées dans le flux musical.
Manifestation liée
Rencontre avec Ted Hearne
lundi 23 septembre 2024 19h00
Sciences Po Strasbourg
(Bâtiment le Cardo - Amphi A)
Composé pour six violons, For the Love of Charles Mingus (2015-2016) se présente ainsi comme un « écho » de The Black Saint and the Sinner Lady (1963) du jazzman, « qui continue de vivre et respirer sous des couches de distorsion et d’interférences ». Cette présence fantôme du matériau musical est au cœur de Vessels pour violon, violoncelle et piano (2009) qui résonne du choc de Vortex Temporum de Grisey, dont il confronte l’univers spectral au groove des textures post-minimalistes de Michael Gordon et du collectif Bang on a Can (passé par la Yale School of Music, Hearne a étudié avec Julia Wolfe et David Lang, cofondateurs du Bang on a Can). Durant une demi-heure traversée de références punk, funk et noise, Law of Mosaics pour orchestre à cordes (2012) entremêle des bribes de Vivaldi, Mahler, Elgar, Beethoven, Barber, Bach, ou encore Thomas Adès et Kanye West, manipulées autant par l’écriture musicale (contrepoint, renversement, canon, etc.) que par les procédés, issus notamment du hip-hop, de sampling, looping et scratching. « Méditation sur la réverbération et la muzak » inspirée par l’appropriation de la musique commerciale et la pratique de la distorsion à l’œuvre dans la vaporwave, DaVZ23BZMH0 (2016) fait dialoguer longues tenues au violoncelle et échantillons d’une publicité des années 1990 trouvée sur YouTube. Le titre de cette pièce qui réfléchit l’art depuis son dehors — la marchandise — correspond simplement au code d’intégration de la vidéo YouTube : DaVZ23BZMH0.
Ted Hearne, DaVZ23BZMH0 (2016)
Les effets explosifs déclenchés par la collision des genres sont décuplés quand la musique prend en charge un ou plusieurs textes, dont le montage — par fragmentation, recombinaison, superposition — constitue une méthode récurrente dans sa musique vocale. Composé pour seize voix a capella, Consent (2014) juxtapose des lettres d’amour écrites par Hearne en 2002 et par son père en 1962, les rites catholique et juif du mariage, ainsi que les textos échangés par Trent Mays et Lucas Herrington qui ont été utilisés comme preuves dans le procès pour le viol collectif subi par la lycéenne à Stuebenville (Ohio) en 2013. Sound from the Bench fait alterner des extraits de manuels de ventriloquie et le poème Corporate Relations de Jena Osman, qui retrace l’histoire de la notion de « personne morale » aux États-Unis, avant de se concentrer, dans le troisième mouvement, sur l’arrêt de la Cour Suprême assouplissant en 2010 les règles du financement électoral, permettant aux entreprises et aux multimillionnaires qui les dirigent (les marionnettistes) d’influencer par leur argent les décisions politiques (les marionnettes).
Le travail sur le texte permet ainsi à Hearne de porter le fer directement dans la violence politique. Le chœur d’Animals (2018) imite des cris d’animaux, d’où émerge progressivement l’extrait d’une déclaration de Donald Trump justifiant les expulsions de familles de migrants sans-papiers : « These aren’t people, these are animals » (Ce ne sont pas des personnes, ce sont des animaux).
Ted Hearne, Animals (2018)
Inséparable de sa politisation née avec le démantèlement de l’État de droit sous la présidence de George W. Bush au début des années 2000, sa vocation de compositeur, Ted Hearne la doit à la musique chorale. La composition, il la conçoit comme une émanation du chant. Alors qu’il a 5 ans, sa mère Clarice, cantatrice et professeure de chant qui a créé un ensemble de musique baroque dans les années 1970, l’inscrit au Chicago Children’s Choir. Dans cette organisation militante fondée en 1956 dans le sillon des luttes pour les droits civiques, la mixité sociale des choristes et la mixité musicale du répertoire (on y chante aussi bien Bach, les Beatles et les gospels) se joignent dans un même combat politique. C’est une expérience fondatrice. « C’est dans cette chorale que j’ai eu l’occasion d’interagir avec des enfants issus de milieux différents du mien, qui représentaient le véritable tissu de la ville. »
Ce questionnement sur la fragmentation sociale et raciale de l’espace urbain sera l’objet de Place. Mais c’est déjà le propos de Partition (2010-2011), composée pour orchestre et chœur à la demande du Yale Glee Club, le chœur des étudiant·es de l’université de Yale, où Hearne a été formé. L’œuvre alterne des fragments de conversation entre Edward Saïd et Daniel Barenboïm sur le pouvoir de la musique à transcender les frontières (voir le livre Parallèles et paradoxes : explorations musicales et politiques, 2002), et la liste des commerces que l’on croise en traversant New Haven pour se rendre à Yale, reflétant la division (en anglais « partition »), c’est-à-dire la ségrégation dont participe (tout en y consacrant des recherches) une université à la fois totalement au-dedans (spatialement) et totalement au-dehors (socialement) de la ville qui l’abrite. Lauréat du prix Gaudeamus d’Amsterdam 2009, composé sous le choc de la dévastation de la Nouvelle-Orléans par l’ouragan Katrina le 29 août 2005 et du traitement raciste des victimes africaines-américaines par le gouvernement, Katrina Ballads (2007) est un songs cycle mettant en musique un montage d’articles de presse et d’interviews, de témoignages et de punch-lines, de Kanye West à George W. Bush.
Brouillant les identités de genre musicales, l’hybridation va jusqu’à attaquer la substance même de la voix dans une des œuvres les plus marquantes de Ted Hearne, The Source pour quatre voix, ensemble et électronique (2014). Écrit par Mark Doten, le livret de l’œuvre est un montage de fils Twitter, de reportages de chaînes d’info, de témoignages judiciaires, de documents militaires secrets sur les exactions américaines en Afghanistan et en Irak mis en ligne sur le WikiLeaks de Julian Assange, de transcriptions de chats entre Chelsea Manning (à cette époque prénommée Bradley, avant sa transition de genre), qui a publié ces documents, et le hacker Adrian Lamo, qui l’a dénoncée auprès des autorités. Quatre chanteurs interprètent ces textes. Leurs voix sont transformées électroniquement au moyen de l’auto-tune. Massivement utilisé dans la pop, ce logiciel correcteur de hauteur sonore permettant de chanter juste, Hearne se l’est approprié de manière expérimentale et l’a modifié avec le compositeur et interprète Philip White avec qui il forme le duo vocal-électronique, R WE WHO R WE, avant de l’utiliser pour The Source.
Ted Hearne, « We Called for Illumination at 1630 », The Source (2014)
Le son de la voix traitée par auto-tune dans The Source, étrangement anonyme, dédoublé et altéré, à la fois humain et inhumain, est un trouble dans l’identité vocale. Ce trouble de la voix répond au trouble de l’incommensurabilité, engendrée par les technologies numériques, entre la violence de la guerre et la froideur obscène des mots qui la décrivent dans les rapports gouvernementaux, entre les êtres humains qui la vivent et ceux qui la lisent dans des articles publiés sur internet. Il répond aussi au trop plein d’informations et de musiques en streaming confondues dans un même flux inassimilable. Enfin, il répond au trouble dans le genre (pour reprendre le titre du livre de Judith Butler, Gender Trouble), que vit Chelsea Manning quand elle annonce sa transition de genre peu après son arrestation et sa condamnation à 35 ans d’emprisonnement.
L’auto-tune apparaît ainsi comme une métonymie de la politique musicale de Hearne : l’appropriation expérimentale d’un outil devenu synonyme de la captation numérique de notre sensibilité par le capitalisme des producteurs de musique, afin de réfléchir et déstabiliser les identités. Les identités musicales sont, en effet, toujours en même temps des identités culturelles, sociales, de classe, de genre ou de race, travaillées par des rapports de domination. C’est cette dimension de la musique qu’aborde frontalement Place.
Place : le son de la gentrification
Phénomène d’embourgeoisement des quartiers populaires, la « gentrification » affecte toutes les métropoles mondiales. De Paris à Berlin, de Mumbai à New York, de Johannesburg à Buenos Aires, c’est un même processus dont sont victimes les classes populaires et/ou les populations racisées : celui d’une dépossession, à mesure que les classes plus aisées les remplacent en s’appropriant et en renchérissant un espace qui les avait attirées pour la mixité sociale et culturelle, celle-là même qu’elles sont précisément en train d’effacer.
« J’ai emménagé à Fort Greene, à Brooklyn, durant le troisième mandat du maire Bloomberg, relate Ted Hearne. Les loyers ne cessaient d’augmenter et l’épicerie du coin commençait à proposer du yaourt grec tandis que la quincaillerie fermait ses portes, remplacée par un bar à huîtres. Le Times qualifiait mon nouveau lieu de vie de quartier présentant la plus grande disparité de revenus de la ville. Le système “Stop-and-frisk” [arrêter et palper : doctrine qui permet à la police de fouiller n’importe qui sur simple présomption] fonctionnait à plein régime et il m’arrivait de voir des enfants soumis à une fouille anticonstitutionnelle devant ma fenêtre. L’année où j’ai déménagé, une star de cinéma a acheté une maison dans mon quartier. »
« Rumination sur la gentrification », le livret de Place a été élaboré conjointement par Ted Hearne et Saul Williams. Poète, écrivain, acteur et rappeur avec qui Hearne avait déjà collaboré pour The Answer to the Question that Wings Ask pour narrateur et quatuor à cordes (2016), celui-ci s’était fait connaître dès 2004 par le titre coup de poing List Of Demands (Reparations).
Saul Williams, List of Demands (Reparations), 2004
Composé en trois parties pour 6 voix et 18 instruments, Place est construit comme un dialogue entre Hearne et Williams. Dans la première partie, Hearne, incarné dans l’oratorio par Steven Bradshaw, seul chanteur blanc du casting, confie sa culpabilité d’être complice de la gentrification et de la violence sociale et raciale qu’elle entraîne. La seconde partie est une double réponse acerbe de Saul Williams : réponse d’un homme racisé au phénomène de gentrification — « And the land is mine, And the land was mined » (Et cette terre m’appartient, Et cette terre a été exploitée) — et réponse au sentiment de culpabilité de Ted Hearne, qu’il lui renvoie à la figure comme une expression narcissique du privilège blanc : « The guilt I feel is freedom » (la culpabilité que j’éprouve est une liberté).
Certains morceaux de la première et la seconde partie fonctionnent ainsi en miroir. À « Balloons », ouvrant l’œuvre sur un air de berceuse qu’il chante à son fils, répond dans la seconde partie la répétition frénétique, chargée de colère, « What about my son ? », dont Williams a noirci toute une page après avoir lu le texte écrit par Hearne. « Et mon fils, alors ? », scandé par les autres interprètes, tou·tes issu·es des minorités racisées, résonne des morts de George Floyd, Breonna Taylor et Rayshard Brooks, assassiné·es par la police. Si bien que la citation qui clôt le morceau, « This may come as some surprise, but I miss you », extraite de la chanson de Sade « Is It A Crime » (1985), devient, de chanson d’amour, lamentation funèbre. De même, à la description du sentiment de culpabilité qui ferme la première partie, « Guilt », répond l’ironie cinglante de Sol Ruiz, dont la voix ouvre la seconde partie de Place, avec son « Awww » qui feint la compassion : « Is it ok to say ? Is it ok to say white supremacy in white spaces ? » — « C’est bon ? On peut parler de suprématie de la race blanche dans des espaces blancs ? On peut dire que le genre de type comme toi n’est pas bienvenu ? On peut montrer un peu de colère ? »
Utilisé de manière plus parcimonieuse que dans The Source, l’auto-tune fait dérailler la voix pour donner à entendre son ambiguïté politique, en inscrivant celle-ci au cœur du son. Comme une ombre, la voix auto-tunée fait affleurer l’inconscient politique du compositeur qui s’interroge sur sa légitimité à dénoncer, dans un objet culturel destiné à un public spécifique, un phénomène social dont il est lui-même complice, que sa mise en musique contribue à esthétiser, et qui apparaît sourde au gouffre social, économique ou racial qui écartèle la musique entre sa forme et son contenu. Ainsi, « Interview », troisième numéro de la première partie, est composé d’extraits d’un entretien de Ted Hearne mené avec la metteuse en scène Patricia McGregor en préparation de la version multimédia de Place. Interrogé sur le sujet de l’œuvre, Hearne, sur scène, ne parvient qu’à marmonner, bégayer, digresser, sans jamais parvenir à exprimer clairement ce qu’il pense. « Interview », explique Hearne, traite de la sédimentation de la race — l’assimilation de la blancheur à la neutralité, jusque dans les relations quotidiennes les plus intimes et l’identité personnelle. Tellement incrusté qu’il échappe aux mots, le racisme systémique engendre l’auto-censure, surmontée (illusoirement) par un collage de morceaux de musique déterminants dans son enfance.
Se nourrissant des techniques de compositions expérimentées dans ses précédentes œuvres, les pratiques du collage, de l’échantillonnage, de la boucle, du métissage sont une fois encore essentielles dans Place. Le livret lui-même est, dans la première partie, parsemé de citations des philosophes Gilles Deleuze et Judith Butler, des écrivain·es James Baldwin, Zora Neale Hurston et Eula Biss, quand « New Faces », dans la seconde partie, fait pour sa part référence à Joan Didion. La musique, suivant l’esthétique de l’hybridation, regorge de citations de Feist, Nina Simone, Erykah Badu, ou encore d’éléments de langage hip-hop ou R’n’B.
Le collage artistique pose toutefois aussi le problème politique de l’appropriation des musiques des autres, où la dimension sociale et raciale n’est jamais absente. L’intégration du blues, de la soul et du hip-hop dans un oratorio par un compositeur blanc constitue une opération artistique qui est tout sauf politiquement neutre. Elle touche à la question de la gentrification de la musique et de ses effets d’appropriation et de dépossession que pose l’épisode « Hallelujah in White », dans lequel Isaiah Robinson chante, sur l’air de l’« Alleluia » final du Messie de Haendel, « Mind your business » (Occupe-toi de tes affaires). « Les hiérarchies et les modèles de société qui ont influencé la création ou la réception de la musique peuvent-ils être séparés de la musique elle-même ? Les mêmes idéologies responsables des structures de racisme systémique sont-elles inextricablement ancrées dans un morceau comme Le Messie de Haendel ? »
La troisième et dernière partie de Place, « Colonizing Space », enfin, se projette dans un avenir de la gentrification où les paysages ont changé sous le poids de processus socio-économiques et raciaux qui pour leur part n’ont pas changé. « They will call it an improvement and price you out » (Ils appelleront ça progrès et vous fixeront un prix), chante Isaiah Robinson. La seule issue possible au capitalisme sauvage est alors murmurée dans un souffle par Williams : « We need to talk » (Il faut qu’on se parle).
La croyance en la neutralité des matériaux de l’art et le mythe de la séparation de l’œuvre et de l’artiste procèdent d’un même privilège blanc et masculin. Hearne a conscience de ne pas faire exception à ce phénomène, dont Place réfléchit les tensions avec des moyens musicaux. La « conversation culturelle » qui travaille l’ensemble de son œuvre y trouve alors une portée véritablement politique : « We need to talk ». Au refus de considérer la musique écrite comme une forme supérieure de langage musical qui prétendrait dialectiser les autres genres de musique réduits à l’état de matériaux, s’articule le refus du compositeur de toute position de surplomb et d’extériorité vis-à-vis des sujets que sa musique aborde, en tant que citoyen d’un État qui pratique le mensonge, institutionnalise le racisme, légalise la corruption. C’est à cette condition d’égalité que la musique dépasse le statut de simple divertissement pour devenir ce que Hearne dit du hip-hop : un « commentaire social ».
— Lambert Dousson