“Passons, passons puisque tout passe…”
Entretien avec Jérôme Combier à propos de Memento, sa dernière œuvre donnée en création à Musica. Une nature morte animée dans l’esprit de l’arte povera, autour d’une collection d’instruments-matières et de l’Ensemble Cairn.
Quel est l’élément déclencheur de ce projet ? Pourquoi avoir composé Memento ?
Il y en a plusieurs. Tout d’abord, j’ai souhaité repartir des pièces de Vies silencieuses que j’ai composées entre 2004 et 2006 pour l’Ensemble Cairn. J’ai eu envie d’écrire à nouveau pour ces musiciens que je connais bien, qui sont un vrai compagnonnage. Mais j’ai eu envie également de repartir de ce matériau ancien : à la manière d’un peintre qui reprendrait ses anciens pinceaux, ses vieux couteaux, j’ai repris les mêmes grilles d’accords, les mêmes échelles de hauteurs utilisées dans Vies silencieuses, et je me suis posé la question suivante : est-ce qu’en prenant les mêmes outils vingt ans après, on fait la même chose ?
La deuxième idée a été de conserver la structure même de l’œuvre qui se conçoit comme un cycle. Dans Vies silencieuses, chaque pièce instrumentale est suivie d’un intermède électroacoustique enregistré avec du sable exclusivement. Avec Memento, j’ai souhaité poursuivre ce travail, mais avec des matériaux naturels et développer la question des interludes. En découle l’influence des artistes de l’arte povera : travailler à partir d’un élément naturel, non manufacturé par l’homme, l’altérer le moins possible, le déplacer par le simple fait de le prélever de son environnement et le convier dans un lieu d’écoute. Ainsi, le percussionniste, qui se situe au centre des musiciens, ici Corentin Marillier, manipule des feuilles de cerisiers japonais, des pierres, du sable, autant d’éléments qui sont extraits de leur contexte naturel. J’aime l’idée qu’à l’initial d’une pensée artistique musicale, il y ait quelque chose qui soit en prise direct avec le réel, qu’au moment du concert, on se retrouve face à un réel qui a préexisté à la composition.
Les interludes, que tu as également intitulés Musica povera, sont en hommage aux artistes du mouvement italien de l’arte povera. Lesquels ?
Pour Memento, il y a effectivement un lien direct à l’arte povera. Le premier Musica povera, qui suit la pièce Fumo di pietra, fait écho au travail de Giuseppe Penone dont les œuvres rencontrées en 2004 lors de l’exposition du Centre Georges Pompidou m’avaient fortement impressionné. Son rapport aux végétaux est très émouvant : Pour Verde del bosco, il a prélevé l’empreinte des arbres en frottant de grands tissus sur les écorces, pour Respirare l’ombra, il a disposé des feuilles de laurier dans une pièce sombre et l’odeur qui s’en dégage devient alors un acte artistique en soi. Dans le premier Musica povera, le percussionniste manipule donc des feuilles. Pour Musica povera 3, il travaille avec du sable et du verre, ce qui nous renvoie immédiatement au travail de Claudio Parmeggiani. Par ailleurs, le dispositif global s’inspire des Lamiere de Jannis Kounellis : quatre plaques-tonnerres viennent entourer le public. Sur chaque plaque métallique sont greffés des petits excitateurs qui les font vibrer mais les font aussi agir comme des haut parleurs. Ainsi, au centre du projet, apparaît un moment performatif durant lequel les musiciens viennent exciter les plaques au moyen de petits microphones piezo. À ce moment-là il n’y a plus aucun instrument de musique, aucun haut-parleur, seulement des plaques de métal qui résonnent.
Le percussionniste tient un rôle particulier dans cette création, par le dispositif scénique dans un premier temps, mais aussi par l’écriture de sa partition.
Oui, le dispositif concentrique place le percussionniste au centre du plateau. Le travail avec Corentin Marillier a été de toute première importance. Je lui ai proposé des matières que j’ai ramenées de lieux qui me sont personnels, il m’en a proposé d’autres, notamment des pierres chantantes trouvées en Lozère, et nous avons exploré ensemble les gestes possibles qui permettaient de faire vivre ces matériaux. Les musiciens sont éclatés dans l’espace et forment des îlots autour de lui. Ils lui confèrent de facto un rôle de soliste. Memento peut ainsi s’apparenter à une grande pièce concertante pour percussionniste et un ensemble de musiciens
Cette création a pour sujet la nature, mais tu as également beaucoup travaillé sur des milieux urbains. Quelle place prend la nature dans ton travail artistique ?
La nature et la ville sont deux tropismes opposés mais constitutifs de mon identité artistique. D’un côté, je travaille sur des questions de topologies et de géographies de lieux urbains. De l’autre côté, la question de la nature, de la matérialité des sons, est très importante pour moi. Je suis traversé par ces deux forces qui s’opposent ou, finalement, s’autonourrissent. Probablement est-ce dû au fait que je me sente à la fois ancré indéfectiblement dans Paris et à la fois lié intensément à l’Ardèche, la vallée de l’Eyrieux, qui est pour moi un second pays natal. À la fin de sa vie, en 1909, Debussy déclarait ceci : « On n'écoute pas autour de soi les mille bruits de la nature, on ne guette pas assez cette musique si variée qu’elle nous offre avec tant d’abondance. Elle nous enveloppe, et nous avons vécu au milieu d’elle jusqu’à présent sans nous en apercevoir. Voilà selon moi la voie nouvelle. ». Je retiens avant tout de cette phrase la concomitance mise en évidence par Debussy entre les bruits et la musique. La « voie nouvelle » serait donc celle de sensations physiques, visuelles, sonores, olfactives qui émanent de la nature et que l’on pourrait transmuer en musique : fluidité, évanescence, rugosité, indétermination. Toutefois, je n’oublie pas que la nature dont je parle ici est un vivant bien domestiqué, bien loin de la notion de vivant telle qu’elle se définit aujourd’hui. Les éléments auxquels je fais appel sont des éléments a priori morts : des fleurs de cerisier séchées, des écorces de pin maritime tombées au sol, des branches de genêt grillées par le soleil, des morceaux de bambous morts. Finalement, on pourrait appeler cela « nature morte sonore », même si j’espère retrouver par le son quelque chose d’une seconde vie. Et puis, pour finir, je n’oublie pas que tout cela, ces sons, ces matières sonores, tout cela est affaire de forme, de conscience aiguë et maîtrisée des devenirs musicaux. Il y a là bien des contradictions.
À quoi ton titre fait-il allusion ?
Bien sûr, on pense à la locution latine Memento mori et j’aimerais qu’il y ait dans cette musique une dimension spirituelle du rapport à la matière. Cette confrontation du geste artistique aux matériaux prélevés, c’est la confrontation d’un temps humain assez dérisoire face à un temps géologique, minéral, tellurique qui est bien plus puissant. La pièce contient cette dimension spirituelle liée à la perception du temps : la mémoire, les traces. Je repense souvent à ce vers d’Apollinaire : « Passons, passons puisque tout passe, je me retournerai souvent ». Écrire de la musique c’est écrire une autre forme de temps que celui, chronométrique, qui dirige nos existences. C’est à cet endroit une sorte de liberté conquise, même si elle est un peu, ou même fortement illusoire. Nous sommes perpétuellement dans des écarts de temporalité et j’aime cette sensation que procure la composition de pouvoir retenir le temps en se concentrant sur des choses infimes. Je crois que c’est avant tout pour cela que je suis compositeur.
Et puis Memento est dédié à mon ami, disparu, le peintre Raphaël Thierry qui était fortement présent dans Vies silencieuses que nous avions imaginées, échafaudées, il y a exactement 18 ans, à la Villa Medici. Cette question de la mort est aussi, je crois, assez présente dans Memento.
— Entretien réalisé par Solène Souriau
© Gaëlle Belot