Space is the place :
Stockhausen, Sirius et la science-fiction
Les visions extraplanétaires de Karlheinz Stockhausen ont souvent été jugées fantasques. Mais d’où proviennent-elles et que nous disent-elles en réalité ?
« Moi, créateur de tous les mondes, j’ai adopté définitivement l’enveloppe charnelle de l’homme. Je me suis choisi, dans le Grand Homme de la Création, ce cocon galactique, et à l’intérieur de ce cocon, l’amas dont Sirius est le centre. Parmi les 200 millions de soleils qui tournent autour de ce soleil central, j’ai choisi votre terre pour y devenir moi-même homme. » (Jakob Lorber)
À de très rares exceptions près, Stockhausen a toujours écrit lui-même le livret de ses œuvres vocales et chorales, jusqu’à parfois inventer des langues imaginaires comme dans Welt-Parlament (1995). En mettant en musique dans l’« Annonciation » de Sirius (1975-1977) les paroles du Christ intergalactique de Jakob Lorber, « scribe de Dieu » autrichien du XIXe siècle, le compositeur de Licht affirme la dimension religieuse de son œuvre, depuis longtemps sous-jacente, et déjà inspirée notamment par le yogi Sri Aurobindo ou le mystique soufi Hazrat Inayat Khan. Mais d’où vient cet étrange mélange de messianisme et de science-fiction qui fait de Sirius le premier et peut-être le seul « space opera sacré » de toute l’histoire de la musique occidentale ?
Cette œuvre semble en effet autant puiser aux actions scéniques sacrées du Moyen Âge qu’on appelait mystères qu’à l’atmosphère des seventies et leur goût pour la science-fiction. Mais elle n’est peut-être pas non plus étrangère à la découverte par Stockhausen d’un mystérieux ouvrage, Le Livre d’Urantia — dit « Révélation du Cinquième Évangile » —, publié à Chicago en 1955, et dont les 2097 pages auraient été dictées au Docteur William S. Sadler (1875-1969), éminent psychiatre (auparavant chasseur, vendeur de céréales, détective, pasteur et fondateur de Life Boat Magazine) par des « visiteurs célestes » à travers la voix d’un patient plongé dans le sommeil. Composée de cinq chapitres, cette somme resitue la vie et les enseignements de Jésus sur Terre (rebaptisée Urantia) dans un univers central composé de plusieurs superunivers, proche de celui décrit par Jakob Lorber dans sa cosmogonie.
La rencontre de Stockhausen avec ce livre a lieu au Lincoln Center de New York, le 25 février 1971, après la création mondiale des Hymnen (Dritte Region) (1969), dans la version pour solistes, orchestre et électronique. L’Orchestre philharmonique de New York joue alors sous la baguette du compositeur ; Léonard Bernstein, initialement pressenti, ne s’est en effet pas senti capable de coordonner les musiciens et les sons concrets et électroniques fixés sur bande magnétique. L’œuvre est acclamée. À la fin de la représentation, un homme « vêtu d’une peau de bique, avec un bâton de berger » s’approche de Stockhausen, lui montre un exemplaire du Livre d’Urantia, et lui demande d’être « ministre de la transmission sonore » afin d’établir « la liste des sons les plus importants à préserver, pour pouvoir les envoyer dans l’espace par le moyen des ondes électromagnétiques, avant la destruction finale … » Un peu gêné, Stockhausen l’entraîne dans les coulisses, lui fait savoir qu’il ne fera jamais rien de tel, qu’il a déjà beaucoup de projets très intéressants, et que son visiteur devrait donc chercher quelqu’un d’autre, avant de se débarrasser de lui en lui donnant 9 dollars en échange du livre . En 1999, le critique musical Gregg Wager apprendra que l’individu en question, Mathew Kenneth Eckstine (1943-2018), était un vétéran tombé dans la pauvreté et adepte des conspirations extraterrestres.
Le livre, d’abord, échoue sur une étagère, jusqu’en 1974 où, en y jetant un coup d’œil, le regard de Stockhausen s’arrête sur les chapitres traitant de Saint Michel, dont Jésus aurait été l’une des multiples incarnations. « Ces pages-là, confiera-t-il plus tard, éveillèrent en moi quelque chose de profond et de fort . » Elles résonnent avec son enfance à Altenberg, dont la cathédrale abrite une immense statue en bois de Saint Michel, au pied de laquelle il a longtemps prié. Ce dernier est, avec Eve et Lucifer, le personnage central de Licht (1977-2003), son cycle de sept opéras, qui contient de nombreux thèmes, noms et symboles inspirés du Livre d’Urantia. Une des dernières œuvres qu’il a achevées de son vivant, composée en 2007 pour soprano et électronique, a pour titre Urantia. En revanche, si Stockhausen a pu affirmer qu’il tient la cosmogonie décrite dans ce livre pour vraie, contrairement à ce qu’avance Michael Kurtz dans sa biographie, jamais il n’a exigé de ses élèves qu’ils le lisent .
Cependant, Le Livre d’Urantia n’est pas qu’une histoire personnelle, et les quatre vaisseaux spatiaux qui atterrissent au début de Sirius ne sont pas un OVNI dans le contexte culturel de sa composition.
Retour en 1971. À cette époque, la célébrité du compositeur du Gesang der Jünglinge et de Stimmung est à son comble. L’année précédente, plusieurs millions de visiteurs ont pu entendre sa musique électronique et électro-acoustique dans l’auditorium sphérique conçu par l’architecte Fritz Bornemann pour le pavillon allemand de l’exposition universelle d’Osaka, et ses enregistrements côtoient les stars de la pop dans les bacs des disquaires. Mais ce n’est pas la seule chose que Stockhausen partage avec elles. Les seventies connaissent en effet deux autres adeptes du Livre d’Urantia: Jimi Hendrix et Sun Ra. Entre leurs mains et sous leurs doigts de musiciens, ce qui apparaît sous un autre jour, c’est la signification artistique et politique de la science-fiction.
Hendrix était un dévoreur de science-fiction. C’est une histoire de guerre des étoiles pour le contrôle de la planète Neptune qui est à l’origine de la chanson « Purple Haze », titre célébrissime de l’album révolutionnaire Are you experienced ? (1967), qu’il jouera au festival de Woodstock, événement clé de la contre-culture hippie. Pour le rock psychédélique — dit parfois aussi space rock —, genre auquel on rattache Hendrix avec Jefferson Airplane et Pink Floyd (qui citent Stockhausen parmi leurs références), le voyage dans le cosmos n’est pas seulement une métaphore du trip sous LSD. « Dans cette tradition musicale, rappelle Philip Auslander, les extraterrestres sont généralement dépeints comme des êtres bienveillants, solidaires des hippies et de leur désir de fonder une nouvelle société ou un nouveau monde. Il est parfois suggéré qu’un tel monde utopique pourrait exister sur une autre planète, ou être construit dans l’espace ; dans d’autres cas, les extraterrestres sont représentés comme des bienfaiteurs (voire les fondateurs) de l’humanité . »
Le pianiste et compositeur de jazz Sun Ra, qui découvre Le Livre d’Urantia la même année que Stockhausen, partage avec lui le même techno-optimisme teinté de spiritualisme new age. Le créateur de l’album Space is the place (1972), dont les costumes argentés conviendraient parfaitement aux interprètes de Sirius, raconte avoir été enlevé par des extraterrestres en 1936, « qui l’auraient emmené sur Saturne pour lui assigner la mission de vaincre le chaos avec son art ». Cependant, tandis que Stockhausen lutte contre la décadence de l’art et de l’esprit, la guerre que mène Sun Ra vise quant à elle à mettre fin au racisme dont sont victimes les Africains-Américains aux États-Unis . Le parallélisme entre science-fiction et politique constitue ainsi un fil conducteur de l’histoire de l’activisme politique et artistique des Noirs aux États-Unis, des textes techno-futuristes de Nation of Islam dans les années 1940 et 1950 à l’afrofuturisme, dont Sun Ra est considéré comme un précurseur, et qui connaît aujourd’hui de nouveaux développements. Si Stockhausen n’a jamais situé son œuvre sur un plan politique — cela lui a été souvent reproché, de Luigi Nono à Cornelius Cardew —, reste que Sirius est traversé d’une utopie cosmopolitique projetant dans les formes de l’art la puissance d’une transformation radicale de l’humanité.
Lambert Dousson
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1- Karlheinz Stockhausen, Entretiens avec Jonathan Cott, traduit de l’anglais par Jacques Drillon, Lattès, 1988 (1974), p. 129.
2- Hans Ulrich Obricht, Brève histoire des musiques actuelles, traduit de l’anglais par Martin Maugeais, Les presses du réel, 2021, p. 15.
3- Paul Dirmeikis, Le Souffle du temps. Quodlibet pour Karlheinz Stockhausen, Telo Martius, 1999, p. 152.
4 - Michael Kurtz, Stockhausen, a Biography, Faber & Faber, 1992, p. 188 ; P. Dirmeikis, loc. cit. Voir aussi Markus Bandur, « “...alles aus einem Kern entfaltet, thematisch und strukturell” : Karlheinz Stockhausen und die Rezeption des Urantia Book in Licht », dans Internationales Stockhausen-Symposium 2000 : Licht. Musikwissenschaftliches Institut der Universität zu Köln, sous la dir. de Imke Misch & Christoph von Blumröder, LIT Verlag, 2004, p. 136-147.
5 - Philip Auslander, Glam rock : la subversion des genres, traduit de l’anglais par Alexandre Brunet et Christophe Jaquet, La Découverte/La rue musicale, 2015 (2006), p. 149.
6 - Diedrich Diederichsen, « Sirius is serious : Sun Ra und Stockhausen », POP : Kultur und Kritik no 6/2 (2017), p 106-123 : https://doi.org/10.25969/mediarep/2083