Dans l’univers de Moor Mother
Moor Mother est une poète de l’expérience africaine américaine et montre son lien avec les éléments de la diaspora noire dans les sociétés occidentales. Ses albums reprennent des éléments des traditions africaines et des Noirs aux États-Unis pour mieux les mettre en valeur.
Le 30 novembre 2021, à minuit, la petite île caribéenne de la Barbade devenait une république du Commonwealth – mettant fin à une domination politique de près de quatre siècles par la Couronne britannique. Bien qu’ayant obtenu son indépendance en 1966, le pays avait gardé le monarque du Royaume-Uni comme chef d’état. Pendant la cérémonie, Charles, en sa qualité de Prince de Galles et d’héritier du trône, avait insisté sur ce moment historique, reconnaissant « l’atrocité effroyable » qu’était l’esclavage, devenant le premier membre de la famille royale à admettre leur responsabilité – c’était une demande de longue date. En 2007 déjà, l’activiste Toyin Agbetu avait interrompu un office qui se tenait à Westminster Abbey, exigeant que la Reine Elizabeth II présentât ses excuses pour les crimes commis au nom de la Monarchie pendant cette période sombre de l’histoire coloniale d’outre-Manche. Elle n’avait pas bougé.
Dès « GUILTY », le premier titre de son album The Great Bailout (Anti-, 2024), Moor Mother insiste sur cette culpabilité des souverains en particulier et du Royaume-Uni en général. Salué par la critique, l’opus interroge l’abolition graduelle de l’esclavage dans la majeure partie des territoires de l’Empire britannique avec le Slavery Abolition Act de 1833, et ses conséquences. Parmi les articles de cette loi, il y avait l’obligation pour les personnes réduites en esclavage d’un « apprentissage » allant jusqu’à six années supplémentaires de servitude (c’est-à-dire sans salaire), malgré l’abolition elle-même. Moor Mother met surtout en avant la compensation financière – grâce à un plan de sauvetage codifié par une autre loi de 1835, un « bailout » – reçue par les propriétaires : vingt millions de livres sterling, représentant 40% du revenu annuel des finances publiques d’alors, ont été distribuées à ces anciens « maîtres », quand rien n’a été donné à leur main d’œuvre. La dénonciation se fait aussi bien par les textes qu’à travers les ambiances sonores utilisées. La harpe aérienne de Mary Lattimore s’associe à la voix grave et profonde de Lonnie Holley ainsi qu’aux accords de Raia Was, tandis que Moor Mother demande avec insistance si les blessures ont également été rachetées (« Did you pay off the trauma ? »).
Dans le morceau « LIVERPOOL WINS », les déclamations sont encore plus acerbes, ponctuées d’une musique électronique sortie d’un univers industriel, mêlant bruits et réverbérations répétés ad libitum, créant la confusion de l’auditeur, de même qu’un sentiment de malaise, avec des sons perçants, insérés çà et là – et, en fond, les vocalises jazzy de Kyle Kidd qui ajoutent à la déstabilisation des paradigmes sur lesquels les sociétés occidentales se sont fondées. « SOUTH SEA » (feat. Sistazz of the Nitty Gritty) – dans le genre d’un spoken word, rendu célèbre entre autres par Gil Scott-Heron en 1971 avec « The Revolution Will Not Be Televised », et bien ancré dans les traditions africaines américaines – juxtapose images des bateaux négriers transportant les Africains kidnappés vers les Amériques, timbres saturés de la clarinette et du piano, gémissements rappelant les plaintes expressives des Negro Spirituals et autres musiques folkloriques africaines américaines. Les vers scandés par l’artiste sont autant de mises en gardes et d’interrogations sur les notions d’héritages et de temps : ici, le passé éclaire l’avenir et avant tout le présent.
Plus connue sous le nom Moor Mother, Camae Ayewa est une artiste complète. Dans The Great Bailout elle expose les expériences vécues des personnes issues de la diaspora noire, comme elle le faisait déjà dans ses albums précédents. Elle est née le 19 novembre 1981 à Aberdeen, dans le comté de Harford situé dans l’état du Maryland. Alors qu’elle est encore sur les bancs de l’école primaire, elle se montre sensible aux atrocités subies par les personnes non-blanches. Après des études de photographie, elle sort son premier LP solo, Fetish Bones (Don Giovanni Records), en 2016. Dithyrambiques, les critiques reconnaissaient la fluidité de sa musique profondément enracinée dans l’Afrofuturisme, le mouvement artistique où se situent les œuvres de Sun Ra, de Jean-Michel Basquiat, d’Octavia Butler ou encore les films Black Panther du MCU.
Ayewa est une poète de l’expérience africaine américaine et montre son lien avec les éléments de la diaspora noire dans les sociétés occidentales. Ses albums solo reprennent des éléments des traditions africaines et des Noirs aux États-Unis pour mieux les mettre en valeur. Il y a les textes d’abord, avec des répétitions et des cadences dans les rythmes d’élocution. Lorsqu’elle prononce ses mots, on est saisi par la puissance expressive d’une Moor Mother dont le phrasé distinctif, avec ses syncopes syllabiques, rappelle celui de Martin Luther King, d’un Malcolm X ou, plus récemment, d’Amanda Gorman, poétesse égérie d’un parti démocrate luttant pour les droits des minorités – ces mêmes minorités ethniques et culturelles que Camae Ayewa veut défendre et mettre en exergue.
Elle n’accepte pas les mensonges, ni les supposées vérités des oppresseurs (« I don't believe they lies, don't believe they truth / I need they head as proof ») comme elle le laisse entendre dans « After Images », le troisième titre de son LP Analog Fluids of Sonic Black Holes (Don Giovanni Records, 2019), et cherche à le faire savoir. Outre des textes forts, sa musique puise dans un ensemble de sources hétéroclites afin de renforcer ce message et est souvent désignée comme expérimentale. Dans Analog Fluids par exemple, on retrouve une fusion de techno hardcore, de musique industrielle, de bruitisme, de spoken word, de rock punk et de hip hop. Car, Moor Mother crée principalement des paysages sonores qui immergent les auditeurs dans un univers bien à elle.
Les albums Circuit City (Don Giovanni Records, 2020) et Jazz Codes (Anti-, 2022) sont eux construits autour de sonorités de free jazz avec, sur ce dernier, la présence de Keir Neuringer avec son saxophone alto. Se libérant des codes contraignants des genres, Ayewa cherche à les bouleverser et, essentiellement, à revaloriser les musiques noires qui ont été défaites, appauvries. Le projet reste politique lorsque, dans Circuit City, elle souhaite promouvoir ces styles musicaux – jazz, blues, rap – qui ont construit (et se sont construits dans) les communautés noires aux États-Unis, alors qu’elles continuent de subir les discriminations, dont l’accès au logement et à la propriété, au sein d’une société où le racisme est omniprésent. Complexe dans sa technique, avec des procédés de sampling, de looping, de scratching, avec des sons tantôt éthérés, tantôt saturés, usant de mixages lo-fi pour ne citer que quelques outils, les soundcapes de Moor Mother sont malgré tout abordables pour la compréhension de son message politique et artistique. Elle a ainsi été amenée à composer les paysages sonores d’une exposition de Simone Leigh au musée Guggenheim à New-York, ou d’une autre avec les dessins de Kara Walker au musée The Broad de Los Angeles. En 2018, Ayewa était la programmatrice invitée du festival de musiques éclectiques Le Guess Who?, aux Pays-Bas. La reconnaissance de son œuvre lui a permis d’obtenir parmi les bourses et les prix les plus prestigieux, dont la fameuse de Pew ou bien le Leeway Transformation Award.
En plus de son impressionnante carrière solo, Moor Mother est membre de plusieurs ensembles qu’elle a cocréés. Elle rencontre DJ Haram avec qui, à partir de 2014, elle se produit en duo sous le nom de 700 Bliss. Ensemble, elles sortent d’abord l’EP Spa 700 (Don Giovanni Records, 2018), puis l’album Nothing to Declare (Hyperdub, 2022) qui combine de sonorités de noise rap, de jazz et de house, et où les percussions résonnent sur des rythmes effrénés, comme les darboukas dans « Candace Parker ». Il y a également le duo Moor Jewelry qu’elle forme avec le réalisateur noise Mental Jewelry. En 2017, un premier EP appelé Crime Waves (Don Giovanni Records) aux couleurs electro/dance paraît, puis c’est le tour d’un second opus intitulé True Opera (Don Giovanni Records, 2020) à l’atmosphère d’avantage punk hardcore. Camae Ayewa fait aussi partie du groupe Irreversible Entanglements, un quintette de free jazz dont les albums ont tous été salués par la critique, notamment Open the Gates (Don Giovanni Records), sorti en 2021.
Il y a surtout le collectif Black Quantum Futurism (BQF) qu’elle forme avec l’artiste, activiste et avocate Rasheedah Phillips. La théorie développée par BQF repose sur l’intersection des identités (sans oublier celle des expériences), c’est-à-dire sur la prise en compte des multiples minorités chez un individu. Par conséquent, en s’appuyant sur les histoires de femmes noires, en mêlant race, genre, classe et représentations des personnes minorisées, Phillips et Ayewa cherchent à mettre en évidence les histoires dissimulées afin de construire un futur se composant non plus des espaces et des récits dominants, mais bien des multiples voix qui composent l’humanité.
Aberdeen est une petite ville d’environ 16 000 habitants, située au nord de la baie de Chesapeake, un estuaire du Maryland. À seulement 8 kilomètres de là, se trouve Havre de Grace, ainsi nommée par Lafayette pour sa ressemblance avec la ville française Havre. Cette dernière a été le deuxième port de France entre 1789 et 1793, et ainsi le deuxième port à bénéficier du commerce triangulaire pendant la traite des Noirs à l’époque de l’esclavage. À la même époque, aux États-Unis, Havre de Grace était une ville frontière, une démarcation entre le Sud esclavagiste et le Nord industriel. Alors, les deux villes se regardent, se répondent dans les expériences de tous ces anonymes mis en esclavages, celles et ceux dont les histoires ont été tues – des récits que Moor Mother, accompagnée du chœur alsacien LGBTQ+ Pelicanto, se propose de remettre en lumière, nous permettant de réinterroger nos propres héritages.
━━━━
Yannick M. Blec
Yannick M. Blec est docteur en langues et littératures étrangères (université Paris-Est). Sa thèse portait sur les œuvres de William Melvin Kelley et la construction des identités africaines américaines dans ses écrits.
Il s’intéresse tout autant aux questions de la construction des identités subalternes par rapport à un groupe hégémonique qu’aux relations raciales. Ses travaux se concentrent sur les identités africaines américaines, et plus particulièrement à l’intersection des masculinités noires LGBTQ+ dans les ghettos états-uniens. Outre les représentations, ils mettent en lumière les figures d’émancipations raciales, sexuelles et de genre dans le contexte états-unien dans son ensemble, telles qu’elles se retrouvent dans les arts (littérature, hip hop, cinéma, cultures populaires, etc.) pris comme vecteurs des politiques pour l’égalité des droits.