Aller au contenu
Alterminimalismes reloaded

Alterminimalismes reloaded

David Sanson

De 2011 à 2017, au Collège des Bernardins, à Paris, le cycle « Alterminimalismes » a donné à entendre de multiples expressions du minimalisme en musique. Ce projet a souvent pris la forme de concerts-marathons ou de doubles programmes confrontant la musique « de répertoire » au travail d’artistes venant du versant le plus expérimental de la sphère électronique, rock ou jazz. Une valse des étiquettes et des repères dont la présente soirée se propose de raviver l’esprit.

En la personne de Gavin Bryars (né en 1943), c’est l’une des figures clés de la riche scène minimaliste britannique que l'on aura d’abord la chance d’applaudir, en compagnie de l’ensemble (à géométrie variable) qu’il a fondé en 1981 et dans lequel il tient, aux côtés de son fils Yuri, la contrebasse. Une figure passionnante, dont l’érudition prodigieuse affectionne les artistes hors cadre (Érik Satie, Marcel Duchamp, Jules Verne, Percy Grainger, Lord Berners…), membre depuis un demi-siècle du Collège de Pataphysique. Une figure que l’on a trop souvent tendance à réduire aux deux (chefs d’)-œuvres qui ont très tôt assuré sa renommée : regroupés sur un même LP quelques années après leur création, The Sinking of the Titanic et Jesus’ Blood Never Failed Me Yet constituèrent en 1975 la première référence du label Obscure de Brian Eno. Mais ces deux pièces sont finalement des travaux de jeunesse, les réalisations « conceptuelles » d’un musicien brièvement passé par le free-jazz (avec le Joseph Holbrooke Trio), avant de subir l’influence de John Cage, Fluxus et Cornelius Cardew et de faire ses débuts de compositeur au sein de l’école d’art de Portsmouth, où il enseignait. L’œuvre de Bryars compte aujourd’hui plus de 200 opus, qui explorent tous les répertoires tout en revisitant neuf siècles d’histoire de la musique. Dans ce corpus, la musique vocale – imprégnée de sa passion pour les répertoires du Moyen Âge et de la Renaissance – et la musique de chambre occupent une place de choix.

« Dans un monde idéal, où je pourrais produire ce que je veux, j’écrirais uniquement de la musique vocale », a un jour déclaré le compositeur, et le présent programme, porté par la soprano Sarah Gabriel, en témoigne. Il regroupe trois cycles de compositions rarement jouées en France, jalonnant trois décennies de création. Entamé en 1998, le cycle des Madrigaux compte sept Livres (un par jour de la semaine), le premier sur des poèmes de Blake Morrison, les suivants sur des sonnets de Pétrarque : les musiciens nous offrent en première française des extraits du septième Livre, achevé en 2025. Quant au cycle des Laudes, composé entre 2002 et 2020 et initié par la chorégraphe Carolyn Carlson, il totalise 54 numéros : tous sont tirés du Laudaire de Cortone, manuscrit italien de la seconde moitié du XIIe siècle regroupant des chant religieux n'appartenant pas à la liturgie, sur un texte en langue vernaculaire. Tout en respectant la structure métrique du manuscrit médiéval, Bryars y ménage de subtiles et troublantes diffractions harmoniques et sonores. Adnan Songbook, enfin, documente ‌sa collaboration avec la peintre et poétesse libanaise Ethel Adnan (1925-2021), rencontrée sur the CIVIL warS (1984), l’opéra plurilingue de Bob Wilson. C’est sur ces huit poèmes d’amour extraits du recueil The Indian Never Had A Horse (1985) que se referme ce programme.

Avec son aîné, Claire M. Singer (née en 1983) partage le fait d’être à la fois instrumentiste (orgue, violoncelle), compositrice et artiste sonore. Elle partage également une ouverture musicale panoramique, à en juger par la liste des musicien·nes auxquel·les elle a passé commande dans le cadre d’Organ reframed. Un programme qu’elle a initié en 2016, quatre années après avoir pris la direction musicale de l’Union Chapel à Londres, et qui a permis des créations d’Éliane Radigue, Sarah Davachi, Hildur Guðnadóttir, Mira Calix, Low, Mark Fell ou Phill Niblock… Autant d’artistes qui ont pu composer pour l’orgue de l’église londonienne, construit en 1877, l’un des deux seuls restant au Royaume-Uni à être munis d’une soufflerie hydraulique, alternative potentielle à la soufflerie électrique.

Le minimalisme selon Claire M. Singer est un minimalisme de la stase, du son continu, une drone music dont les origines  sont à rechercher autant  du  côté de La Monte Young que du son de la cornemuse qui a bercé son enfance écossaise. L’orgue, qu’elle a abordé de manière largement autodidacte, procure à cette musicienne de studio aguerrie le sentiment d’une liberté et d’une physicalité inédites. Elle qui parle des orgues « comme si elles étaient des personnes », aime à se confronter avec la palette sonore spécifique à chaque instrument, et avec l’espace qui l’environne. Plusieurs jours de préparation lui sont nécessaires pour pouvoir contrôler précisément la quantité de vent entrant dans chaque tuyau, et décider des éventuelles matières complémentaires (violoncelle, électronique) qu’elle va pouvoir intégrer à sa performance. Ce sont donc les caractéristiques propres à l’orgue et à l’église Saint-Paul qui vont inspirer la pièce de ce soir. Celle-ci devrait prolonger les ambiances de son album Saor (2023), premier volet d’une trilogie inspirée par ses randonnées à travers les Highlands.

Au-delà des parentés musicales, auxquelles la notion de minimalisme au sens large sert de dénominateur commun, un autre fil invisible – ou plutôt : un bon génie – relie le travail de l’Anglais et de l’Écossaise. Gavin Bryars et Claire M. Singer partagent en effet le privilège d’avoir collaboré avec un grand poète de la scène électronique, éminent et inclassable musicien disparu il y a trois ans : Philip Jeck (1952-2022).

Philip Jeck avec lequel, il y a exactement 20 ans, Gavin Bryars présentait à la Biennale de Venise une nouvelle version – la septième – de son œuvre la plus influente, The Sinking of the Titanic – version qui allait servir de partition à un ballet de Carolyn Carlson, Pneuma, promis à un riche avenir.

Philip Jeck, qui avait noué avec Claire M. Singer une collaboration artistique que sa mort vint prématurément interrompre, et dont témoignent deux « esquisses » exhumées en 2024 sur le double-CD hommage publié par le label Touch (par ailleurs label de Claire M. Singer). 

Philip Jeck, qui fut le 3 mars 2011,  avec le pianiste Jay Gottlieb, le tout premier invité des soirées « Alterminimalismes ». Ce concert est ainsi dédié à sa mémoire.