Des sons réels, imaginaires et populaires
Entretien avec Julia Wolfe
La musique répétitive américaine prend un virage résolument pop lorsque Julia Wolfe crée le groupe Bang on a Can à la fin des années 1980 aux côtés des compositeurs Michael Gordon et David Lang. Rencontre avec une artiste qui embrasse littéralement les cultures populaires.
Tu composes une musique très dynamique, à la limite du rock ou du jazz. D’où cela te vient-il ?
J’ai toujours entretenu un rapport fort avec les musiques populaires, d’où qu’elles viennent. Et j’ai moi-même pratiqué différents instruments populaires, modernes ou anciens, comme le dulcimer des Appalaches, par exemple, qui est un cousin de l’épinette que l’on trouve en Europe. Ce qui m’intéresse avant tout dans toutes ces musiques, c’est leur énergie rythmique et le côté « physique » que suscite souvent leur jeu.
Manifestation liée
Orchestre philharmonique de Strasbourg
vendredi 4 octobre 2019 20h00
Palais de la musique et des congrès - salle Erasme
Dans riSE and fLY, ton « body concerto » pour percussion et orchestre, tu fais appel à des modes de jeu bien particuliers.
Je vis à New York, une ville qui possède une identité sonore et une culture musicale urbaine qui lui sont propres. Qu’on soit dans la rue ou dans le métro, on croise sans cesse des percussionnistes et des danseurs de hip-hop. Presque tous les jours, il m’arrive de m’arrêter, de les observer, de saisir ces incroyables petits moments de rythme et de musique. Je voulais composer quelque chose qui sorte de l’ordinaire pour l’orchestre en mêlant des registres très différents, mais sans remettre en question la virtuosité du soliste. L’idée m’est alors venue de déployer un vocabulaire rythmique à partir d’instruments de rue et du propre corps du percussionniste. Cette pratique a aussi une profondeur historique dans la culture populaire américaine : elle est issue du Hambone, une danse pratiquée à l’origine par les esclaves dans les plantations et qui s’est développée à la fin du XIXe siècle, notamment à travers les minstrels shows. Ancêtre du hip-hop et cousine éloignée des claquettes, c’est une pratique corporelle où toute la musique est produite avec les doigts, les mains, les bras, le torse, les genoux, et même les joues…
Il n’est pas si courant dans le contexte de la musique savante occidentale d’accorder de l’importance aux compétences des musiciens de rue.
La musique dite « moderniste », en Europe et en Amérique du Nord, est sans doute plus éloignée des pratiques musicales vernaculaires. Mais à y regarder de près, on trouve de nombreuses références à des musiques traditionnelles ou urbaines chez des compositeurs comme Béla Bartók, Igor Stravinsky, et même Gustav Mahler. Les choses ne sont pas si simples, pas si binaires. En réalité, on ne peut sans doute pas se détacher des références populaires, même quand on prétend le contraire. Elles font tout bonnement partie de nos vies. Nos oreilles y sont accoutumées, et il est naturel qu’elles s’écoulent dans notre musique d’une manière ou d’une autre. Dans mon cas, il s’agit moins d’une simple transposition que d’une traduction, c’est-à-dire d’un geste abstrait. Je doute qu’on puisse identifier ma musique comme de la musique populaire. Ses structures comme son orchestration sont différentes. Mais en disant cela, loin de moi l’idée de renier la relation.
L’idée du quotidien, de la vie ordinaire, « everyday life » en anglais, est très présente dans les thèmes de tes œuvres et dans ton discours.
C’est tout bonnement une composante majeure de la musique des cent dernières années. Il suffit de penser au chef-d’œuvre de Pierre Henry, les Variations pour une porte et un soupir. Au XXe siècle, on a découvert l’intérêt esthétique de l’environnement sonore. Comme c’est le cas d’autres musiciens, il m’est arrivé d’aller dans des ateliers pour enregistrer des sons de machines, puis de les transformer en studio, avant de les intégrer à un montage ou de les orchestrer. J’irai jusqu’à dire que cette pratique est devenue la norme aujourd’hui ! Bien sûr, il ne s’agit pas simplement de faire des prélèvements. Encore faut-il en faire quelque chose de ces sons réels imaginaires.
Parfois, c’est la musique elle-même qu’on prend comme « objet sonore ». Je pense à ta pièce pour ensemble, Tell me everything.
Un ami m’avait offert une cassette sur laquelle figurait un enregistrement d’un groupe de cuivres sud-américain. Le son était fou : les musiciens étaient tout le temps décalés, comme s’ils ne parvenaient pas à jouer ensemble, avec un résultat pour le moins surprenant. Il s’en dégageait beaucoup de bruit, mais aussi beaucoup de joie et d’énergie ! Je me suis inspirée du phénomène dans Tell me everything pour essayer de retrouver cette atmosphère, et c’est sans doute la pièce la plus joyeuse que j’ai écrite. Tous les musiciens jouent ensemble, mais pas tout à fait… Certaines lignes sont simultanées et distinctes, d’autres se chevauchent. En un sens, c’est presque une œuvre conceptuelle : de la musique répétitive où rien n’est vraiment dans l’ordre.
Quelle est ta vision, ton espoir concernant la musique aujourd’hui et demain ?
Je ne suis pas versée dans la prédiction, mais je pense que nous vivons une époque intéressante, bien plus ouverte que celle que j’ai connue dans ma jeunesse. Il est possible de communiquer à travers le monde de différentes manières, et les ressources musicales sont pléthoriques. Nos oreilles sont capables de percevoir la musique issue de tous les recoins de la planète. L’inaccessible est devenu accessible. D’un autre point de vue, certaines frontières musicales se dissipent lentement : nous sommes plus ouverts à la diversité des esthétiques, mais aussi à celle des instruments ou des façons de jouer la musique… Notre défi commun aujourd’hui est sans doute de percevoir cette ouverture comme quelque chose de positif, en la protégeant et en la pratiquant.
Où va la vie musicale ? On dit que le public est vieillissant et que les orchestres doivent se redéfinir. Pourtant, alors que tout le monde pourrait désormais rester tranquillement assis dans son salon, immergé dans le son et la vidéo, le concert ne cesse de susciter l’intérêt. Les choses peuvent être amenées à changer, et certaines formes traditionnelles pourraient ne pas se perpétuer. La question n’est pas simplement la survie d’un certain monde dépassé. L’essentiel est de savoir ériger des ponts : entre les esthétiques, entre les répertoires, entre les époques, et surtout entre les générations d’auditeurs.
/// Entretien réalisé par Stéphane Roth