Petite histoire de la noise

Petite histoire de la noise

À travers un panorama des années 1970 à nos jours, la chercheuse en musicologie et sciences sociales Sarah Benhaim rend compte du foisonnement de pratiques que recoupe la noise. Un courant artistique protéiforme indûment relégué aux marges de l’histoire de la musique.

par Sarah Benhaïm

Incisive, hybride et parfois aride, mais aussi confidentielle, la noise témoigne d’une histoire singulière dont les contours s’avèrent relativement complexes à retracer. Le fait qu’aucun ouvrage ne se soit encore rigoureusement consacré à une étude proprement historique du genre – les rares tentatives se révélant (nécessairement) toujours partielles et souvent limitées à des influences volontiers reconstituées à partir d’un héritage bruitiste académique – est l’un des symptômes des nombreuses résistances qui se posent à l’égard de cette entreprise. Le premier de ces obstacles tient au fait que depuis ses prémices, la noise se manifeste dans des milieux underground dont la confidentialité nécessite de procéder à une mission d’archivage laborieuse, aucune donnée n’ayant été collectée publiquement. Un second obstacle repose sur le fait que les pratiques aujourd’hui désignées comme « noise » ne fassent pas l’objet d’une histoire ancrée localement, mais d’histoires parallèles situées en plusieurs foyers géographiques qui se sont ensuite hybridées par l’intermédiaire du mail art et de la culture cassette – permettant une diffusion massive de la production discographique foisonnante – et par le biais de la culture collaborative propre aux musiques improvisées. Enfin, une troisième résistance émane de la nature expérimentale de productions bruitistes extrêmement diverses dans leurs influences, instrumentations et sonorités explorées, qui s’accompagne par ailleurs d’une réticence manifeste des amateurs à l’égard des étiquettes et des catégories stylistiques. C’est donc sans prétention d’exhaustivité que cet article dresse pour le lecteur un court panorama historique des musiques noise.

La généalogie de la noise est souvent appréhendée dans le prolongement d’une vaste histoire du bruitisme et de l’expérimentation, dont la figure de Luigi Russolo, à l’origine du manifeste L’Art des bruits paru en 1913, est consensuellement évoquée comme pionnière. Outre les expérimentations bruitistes futuristes et dadaïstes, les avant-gardes occidentales ont plus généralement, au long du XXe siècle, été un vivier fondamental des pratiques sonores expérimentales, de la musique concrète de Pierre Schaeffer aux premières compositions électroacoustiques, de l’indétermination cagienne à la musique minimaliste. Le développement technologique de l’électricité musicale, du matériel de radiocommunication (tourne-disque, magnétophone, microphone, amplificateur, table de mixage, filtre) et de l’électronique (synthétiseurs, générateurs de son) ne peut être négligé dans l’émergence de ces nouvelles formes musicales : ces technologies ont constitué des médiations fondamentales pour ces expérimentations en renouvelant l’éventail des sources instrumentales et la palette de sonorités à la portée des artistes bruitistes. Leur démocratisation progressive à la fin des années 1960 a contribué à banaliser ces pratiques et à déplacer l’expérimentation vers de nouveaux territoires sonores, hors du seul champ de la « musique savante ».


Nihilist Spasm Band, 1968
Nihilist Spasm Band, 1968

Forte de l’héritage du free jazz, de la musique électroacoustique et des musiques extra-occidentales, l’improvisation libre a notamment exploré dès les années 1960 de multiples gestes en quête de nouvelles sonorités, au sein de différentes scènes européennes investies par des collectifs tels que le Spontaneus Ensemble et AMM en Angleterre, Musica Elettronica Viva en Italie, ou encore Peter Brötzmann et Alexander von Schlippenbach autour du label Free Music Production en Allemagne. L’Amérique du Nord s’est également pourvue de musiciens réputés pour leurs improvisations bruitistes. C’est le cas du Nihilist Spasm Band, groupe canadien formé en 1965 encore actif aujourd’hui, dont les membres sont souvent désignés comme « The Godfathers of Noise » en référence à leur musique « chaotique » caractérisée par une improvisation libre dépourvue de signature rythmique et conçue par l’intermédiaire d’instruments fabriqués, modifiés et non accordés. De même, la scène expérimentale de LAFMS (Los Angeles Free Music Society), regroupant des groupes comme Le Forte Four ou Smegma, a proposé à partir du début des années 1970 une musique libre de toutes conventions rythmiques, mélodiques, esthétiques et instrumentales. Influencée par le free jazz, les musiques extra-occidentales et la musique contemporaine (Terry Riley et Steve Reich en particulier), la musique de ce collectif d’improvisateurs emploie encore aujourd’hui une instrumentation extrêmement variée composée de synthétiseurs, d’instruments électriques, de magnétophones, de tourne-disques et d’objets de la vie quotidienne. Au-delà de l’instrumentation hétéroclite et de l’aspect musical cacophonique, certaines techniques bruitistes utilisées par les improvisateurs des années 1970 sont ensuite devenues de première importance dans la noise : c’est le cas du circuit-bending, une technique qui consiste à court-circuiter des instruments électroniques de faible tension électrique pour produire de nouvelles sonorités, dont le duo suisse Voice Crack est un représentant emblématique renommé chez les adeptes de noise ; ou même des « murs de son », ces magmas bruitistes de saturation maximale diffusés à volume extrême, pour lesquels le trio new yorkais Borbetomagus s’est notamment forgé une réputation radicale à la fin des années 1970.

Parallèlement à ces expérimentations issues de l’improvisation libre, se sont développées certaines explorations de l’amplification venues du monde du rock. Si le recours à la distorsion est un marqueur essentiel du vocabulaire sonore de la noise, la technique du feedback en est un emblème, au point que le célèbre album de Lou Reed Metal Machine Music, constitué de plus d’une heure de feedback de guitares joué à différentes vitesses, est considéré par certains comme le premier album de noise, bien qu’il fût édité en 1975. D’autres approches issues du rock se sont par ailleurs distinguées par une hybridité stylistique et une expérimentation instrumentale influentes pour la noise : par exemple, le groupe de rock britannique Henry Cow, qui s’est illustré dans les années 1970 au sein du mouvement Rock In Opposition (RIO) par une création empreinte de musique contemporaine, de jazz, de rock progressif et de musique improvisée ; ou encore le krautrock allemand qui, se revendiquant de l’influence des musiques concrètes et électroniques, s’est distingué par l’utilisation hypnotique de flûtes, de synthétiseurs et de collages de bandes bruitistes.


Dos de la pochette de l’album Metal Machine Music de Lou Reed (RCA Records, 1975).
Dos de la pochette de l’album Metal Machine Music de Lou Reed (RCA Records, 1975).

Les courants post-punk ont en outre contribué au climat d’expérimentation musicale qui caractérisa le tournant des années 1980, dans lequel la noise a justement émergé, en intégrant le cut-up et l’expérimentation sur bandes, des éléments d’improvisation et surtout, du bruitisme. La musique industrielle est à cet égard fondamentale : apparue en 1975 avec Throbbing Gristle, puis avec des groupes tels que Nurse With Wound, Einstürzende Neubauten, Esplendor Geometrico ou le Syndicat, son objectif était de rendre compte de l’instrumentalisation des consciences en utilisant les outils de l’art afin de mieux le détruire, selon une approche primitive et avant-gardiste fortement inspirée du mouvement dada. De nombreuses porosités existent ici avec la noise : outre sa base bruitiste, chaotique, sombre et parfois agressive, qui a fortement influencé le courant dit power electronics de la noise, elle est profondément marquée par le précepte du DIY (« Do It Yourself »), qui encourage un apprentissage non-professionnel du jeu instrumental et revendique l’autonomie de la production artistique. Parallèlement à ce mouvement industriel européen, l’artiste controversé Boyd Rice s’est également rendu célèbre dans les milieux underground états-uniens pour ses expérimentations sonores menées dès 1975 sous le nom de NON. Figure pionnière d’une esthétique noise radicale, cet artiste obscur précocement inscrit dans une démarche d’autoproduction discographique utilisait des sources sonores atypiques telles qu’une cireuse électrique, une « roto-guitare » (une guitare équipée d’un ventilateur), des magnétophones cassés, des interrupteurs électriques, des boucles de bandes désynchronisées et des disques vinyles fragmentés et réassemblés, au sein de performances réputées rudes et abrasives.

Si en Europe, le terme « noise » est timidement apparu au cours des années 1980 pour d’abord qualifier la musique industrielle, puis plus tard le rock bruitiste (« le » noise), il a sciemment été employé par les deux pionniers que sont GX Jupitter-Larsen et Merzbow. Le premier, performer au sein du collectif the Haters, un groupe de noise et d’art conceptuel fondé en 1979 aux États-Unis, s’est en effet revendiqué comme « Noise Artist » à l’époque : cet acteur de l’art underground, à la fois musicien, artiste, écrivain et vidéaste fut la principale figure de ce groupe à géométrie variable caractérisé par des performances masquées et des collaborations musicales improvisées à partir de divers dispositifs bruitistes. Merzbow (Masami Akita), basé à Tokyo, est quant à lui reconnu pour être le pionnier de la noise japonaise (appelée japanoise) aux côtés d’un autre groupe, Hijokaidan, au sein du mouvement no wave de la région de Kansai (Osaka/Kyoto) en 1979.


Cassette collector de l’album Demon Pulse de Merzbow (Bludhoney Records, 2018).
Cassette collector de l’album Demon Pulse de Merzbow (Bludhoney Records, 2018).

Merzbow s’est fait connaître pour son œuvre bruitiste radicale et protéiforme réalisée avec des instruments électroniques, des guitares et plus récemment des technologies numériques. Sa qualité de pionnier ainsi que la diffusion de son œuvre pléthorique parmi les labels indépendants du monde entier en fait encore aujourd’hui une référence centrale de la noise. Hijokaidan est pour sa part un groupe de noise librement improvisée à géométrie variable porté par Jojo Hiroshige, guitariste également à l’origine du célèbre label noise Alchemy Records, et ses acolytes Junko et Toshiji Mikawa. En plus de conduire des murs de son de grande densité à un volume extrême, le groupe a été réputé pour des performances anarchiques impliquant la destruction des lieux et du matériel de jeu, le déversement d’extincteurs et le jet de détritus dans le public. Dans le sillage de ces deux projets ont émergé de nombreuses formations de japanoise comme Hanatarash, Masonna, C.C.C.C, Incapacitants, Ruins, Boredoms, Gerogerigerere, Ground Zero et d’autres, ayant chacune leur instrumentation spécifique et leur tendance musicale, tantôt axée sur l’électronique pure, tantôt sur des guitares rock, tantôt sur une veine free ou sur des sonorités extra-occidentales de tradition japonaise – à l’image des vocalisations singulières de Keiji Haino.

En Grande-Bretagne, aux expérimentations de Nurse With Wound et de Throbbing Gristle ont succédé celles des groupes Psychic TV, qui prendra un tournant psychédélique par la suite, et Coil, un groupe d’inspiration ésotérique à l’avant-garde de l’expérimentation électronique. De nombreux projets se sont définis dès 1980 par une esthétique noise sombre et austère, souvent accompagnée de voix grinçantes et hurlantes ou de performances destructrices et obscènes, sous le nom de power electronics. Depuis les performances masquées de The New Blockaders, proches en certains aspects de The Haters bien que revendiquant clairement une continuité Futuriste, aux déclamations glaçantes de Whitehouse, au bruit tantôt électronique tantôt noise rock de Ramleh, au collectif transgressif Sutcliffe Jügen, aux performances lubriques de Consumer Electronics, puis dès 1987-1988 à l’électronique solo de Putrefier et au noise rock psychédélique de Skullflower, ce courant extrême de l’underground britannique s’est souvent concentré autour des influents labels Brocken Flag, créé par Gary Mundy, et Come Organisation, créé par William Bennett. Plus tard, dans la seconde partie des années 1990, un label tel qu’Harbinger Sound (créé par Steve Underwood), continuera à sortir des disques de noise et de musique expérimentale, tant de la scène britannique, américaine que japonaise.

Manifestation liée

Sonic Temple vol.1

jeudi 26 septembre 2019 20h30
Église Saint-Paul

Parallèlement aux performances de the Haters s’est aussi manifesté aux États-Unis Controlled Bleeding, un groupe formé en 1978 à Boston ayant évolué d’un art rock instrumental à du power electronics radical au milieu des années 1980. Il convient également de souligner le rôle fondamental qu’a joué la figure de Ron Lessard, à l’origine d’un célèbre magasin de disques créé en 1984 à Lowell (Massachusetts) et d’un label, RRRecords, exclusivement tourné vers les musiques noise et expérimentales. Outre les nombreuses références européennes et japonaises que son label a activement contribué à diffuser, son catalogue discographique laisse entrevoir de nombreuses figures actives dans le monde bruitiste et expérimental états-unien des années 1980 à l’instar de John Wiggins, John Duncan, Tom Recchion, le duo techno/industriel Smersh, ou la musicienne Master/Slave Relationship. Il figure aussi ce qui s’est annoncé comme la scène harsh noise américaine des années 1990, soit une noise électronique radicale caractérisée par un emploi dynamique de sinus, textures bruitées et murs de son, représentée par des projets tels que Black Leather Jesus, Macronympha, Skin Crime et The Rita pour les plus extrêmes, ou Emil Beaulieau (Ron Lessard lui-même), Daniel Menche et Crank Sturgeon.

Au-delà de ces approches maximalistes, se sont développées aux États-Unis des musiques noise plus hybrides et moins radicales. Panicsville, un projet conduit par Andy Ortmann depuis 1992, a représenté par exemple un pan expérimental davantage imprégné de musique concrète psychédélique. Un groupe comme Nautical Almanac, de première importance pour la noise américaine, a également initié un type d’expérimentation aux frontières esthétiques brouillées, au carrefour du rock et de la noise : créé en 1994 par Nate Young et Twig Harper, le groupe employait de nombreux instruments fabriqués à partir de détritus. Si Twig Harper a continué de s’illustrer en solo, Nate Young a cofondé – entre autres avec Aaron Dilloway, derrière le label Hanson Records, et John Olson, derrière le label American Tapes – le groupe Wolf Eyes, qui constitue sans doute, avec Merzbow, les figures noise les plus célèbres en dehors des milieux underground. Au tournant des années 2000, d’autres projets états-uniens ont réactualisé les tendances musicales auparavant énoncées, comme Hair Police, dont l’un des membres fondateurs, Mike Connelly, a fait partie de Wolf Eyes, ainsi qu’une toute nouvelle génération d’artistes réunis autour de labels tels que Load, Freeform From ou Hospital Productions – ce dernier étant notamment tenu depuis 1997 par Prurient (Dominick Fernow), un autre acteur célèbre de la musique noise.

Les concerts de noise offrent des conditions d’écoute spécifiques qui sollicitent directement le corps en accordant une place privilégiée au ressenti physique des textures bruitistes. Souvent immersives, parfois ésotériques, ces expériences vibratoires offrent une expérience singulière du concert qui s’accompagne parfois de gestes musiciens atypiques et de mises en scène performatives. Il existe par exemple certaines porosités entre performance bruitiste et actionnisme viennois dans le travail du collectif zurichois Schimpfluch Gruppe, depuis la fin des années 1980 : Rudolf Eb.er et son projet Runzelstirn & Gurgelstøck, empreints de minimalisme et d’approche rituelle du son ; Joke Lanz (Sudden Infant), réputé pour sa poésie bruitiste et ses sources sonores non-conventionnelles (électroniques lo-fi et turntablism) ; ou encore Dave Phillips, aux compositions noise marquées par la conscience écologique et l’environnement.


Schimpfluch Gruppe à l’ISSUE Project Room de New York en juin 2016.
Schimpfluch Gruppe à l’ISSUE Project Room de New York en juin 2016.

La France n’est pas en reste en témoignant de scènes locales particulièrement foisonnantes. Si les groupes Dustbreeders (Metz) et Sister Iodine (Paris) sont considérés comme les pionniers d’une noise incisive jouée avec un instrumentarium rock dès la fin des années 1980, d’autres pratiques influencés les courants d’outre-Atlantique sont apparues récemment, à l’image du harsh noise wall, une version plus extrême de la harsh noise initiée par le français Vomir qui consiste en un seul mur de son diffusé pendant toute la durée du live. Du circuit-bending d’Evil Moisture à Paris à l’improvisation empreinte de free noise, d’indus et de krautrock de France Sauvage à l’Ouest, de l’électronique rythmique de Terrine à Amiens aux boucles électroniques des synthétiseurs DIY de Fusiller à Nancy, trop nombreux sont les dispositifs instrumentaux et les tendances bruitistes contemporaines pour être énumérés, sans même évoquer le caractère souvent éphémère de certains projets de noise. Les organisations de concerts constituent par ailleurs une composante essentielle de la circulation et de la visibilité des artistes des scènes locales. Si celles-ci sont souvent informelles et résultent d’initiatives individuelles financièrement autonomes (les « orga » DIY), une salle comme les Instants Chavirés à Montreuil a joué depuis 1991 un rôle considérable dans la reconnaissance des musiques improvisées et bruitistes en France et au-delà.

En définitive, le contexte pluriel d’émergence de la noise reflète une situation d’« entre deux-mondes » – entre une histoire des avant-gardes sonores d’ascendance académique et une histoire des expérimentations menées par les musiques improvisées et amplifiées hors des institutions – qui indique une position de marge typique de l’underground artistique. Ces foyers bruitistes parallèles ont fini par converger en une grande famille hybride réunie sous l’étiquette « noise », plus ou moins débattue et acceptée selon les adeptes, par des effets de circulations étroitement liés au caractère expérimental et collaboratif de cette culture sonore. Tandis que les différents « courants » sont à présent moins identifiables et que les artistes aspirent à singulariser leur univers bruitiste ainsi que leur dispositif de jeu, la noise continue de progressivement infuser les marges de pays de plus en plus nombreux d’Europe de l’Est, d’Asie ou d’Amérique du Sud.