Conscious New Music — Création musicale consciente
Ted Hearne trace des lignes dans une nouvelle cartographie. À chaque carrefour — coup d’oeil à droite puis à gauche —, les voix sociales se font issues musicales.
Quel est le point de départ ?
À l’âge de six ans, j’ai intégré un chœur à dimension sociale à Chicago, mêlant les communautés à l’échelle de la ville, le Chicago Children’s Choir aujourd’hui dénommé Uniting Voices Chicago. Je me suis formé dans ce contexte, et vers dix ou onze ans, j’ai intégré le chœur principal qui tournait en Amérique du Nord, en Europe, en Afrique du Sud, en Russie, au Mexique, etc. On chantait aussi bien Bach que toutes sortes de musiques folkloriques ou populaires du monde entier.
Comme toutes les villes aux États-Unis, Chicago est très ségrégative. J’ai eu la chance, pour ma part, à travers ce chœur puis le lycée que j’ai fréquenté, d’évoluer à l’intersection des communautés. Grâce à la force communicative du groupe, j’ai compris que la musique pouvait contredire les préjugés sociaux. Peut-être un peu naïvement, car je pensais que toutes les communautés musicales étaient ainsi, je voyais dans la musique un pouvoir transgressif face à la logique de classes et au racisme.
Quand j’ai quitté le chœur pour intégrer la classe de composition de la Manhattan School of Music, je me suis bien vite rendu compte, à travers les enseignements et la vie musicale ambiante, que les choses étaient différentes ici et que ce milieu n’était pas fondamentalement préoccupé par la communication entre différents groupes de personnes ou différentes communautés.
C’est là mon point de départ. Plutôt que de me consterner, cette situation et son observation sont devenues un facteur de motivation pendant mes études. J’ai alors commencé à me demander quels types d’informations culturelles et sociales pouvaient être intégrées ou codées dans la musique, qu’il s’agisse de musique contemporaine ou de traditions populaires.
Quelles musiques as-tu croisé sur ton chemin à ce moment-là ?
J’ai découvert énormément de choses dans un lapse de temps très réduit. J’étais immergé dans la culture musicale occidentale, l’approche centrée sur la « note », l’analyse, l’orchestration, etc. Certains de mes amis appréciaient la musique de Pierre Boulez. Moi, jusque-là, je ne le connaissais que sous un aspect, celui du chef d’orchestre puisque je l’avais vu régulièrement diriger le Chicago Symphony Orchestra. Je me suis alors intéressé à sa musique et je dois dire qu’il a représenté quelque chose d’important pour moi à cette époque, même si ce n’est plus le cas aujourd’hui. Mais étrangement, à rebours, c’est dans ce contexte assez vertical que j’ai compris pourquoi le hip-hop m’avait tant fasciné durant mes années de lycée. J’ai compris qu’il s’agissait d’une musique de combinaison, de juxtaposition, d’une musique du commentaire social, non seulement dans le texte, mais aussi à travers le processus d’échantillonnage lui-même, la façon de faire des couches à partir de différents matériaux et le dialogue intergénérationnel que ces éléments juxtaposés produisent.
Qu’écoutais-tu ado ?
Je m’intéressais à ce qu’on appelle le « rap conscient », c’est-à-dire Mos Def, Common, A Tribe Call Quest, Lauryn Hill, etc. Un peu plus tard, Nas et Wu-Tang Clan sont devenus très importants pour moi.
De l’autre côté, l’écriture, l’interprétation et la direction sont fondamentales dans ton parcours.
Entre 2005 et 2012, j’ai dirigé deux formations instrumentales new-yorkaises : le Red Light New Music, dont j’ai été le chef d'orchestre résident, et le Wet Ink Ensemble, dont j’ai dirigé les concerts pour grands ensembles. C’est ainsi que j’ai découvert des compositeurs contemporains qui m’ont profondément marqué : Gérard Grisey, Beat Furrer, Simon Steen-Andersen, Bernard Lang, Stefan Prins, Olga Neuwirth, et bien d’autres. Fréquenter intimement leurs œuvres m’a permis d’établir de nombreux liens entre les approches qui avaient cours en Europe et celles des musiciens évoluant aux États-Unis.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que le passage ou le tunnel entre ces deux univers musicaux, du hip-hop à la musique contemporaine, n’est pas facile à pratiquer.
La « neutralité » du matériau musical défendue par les avant-gardes européennes du XXe siècle m’a permis de comprendre ce que l’« identité » musicale pouvait être. Au sein d’un groupe social centré sur lui-même ou d’une communauté peu versée dans l’observation et l’analyse de ses propres limites, certaines choses peuvent sembler n’avoir aucune identité ou être neutres — même si ce n’est évidemment jamais vrai in fine. Dans le champ de la musique contemporaine, par exemple, l’introduction dans une partition d’un beat, d’une pulsation régulière ou d’une batterie jouée par un musicien en provenance du jazz ou du rock, ou de tout autre geste musical perçu comme extérieur peut aujourd’hui encore assez vite susciter des jugements. Autrement dit, quand vous travaillez avec un matériau développé au sein de la communauté, celui-ci est neutralisé, mais si vous intégré un matériau venu de l’extérieur, vous courrez le risque d’une perception « identitaire ».
Ce phénomène dans l’environnement social et dans la musique elle-même n’a cessé de m’intéresser depuis mes années d’étude. J’aimerais préciser qu’en traçant cette distinction entre « neutralité » et « identité », je ne cherche pas à distinguer deux camps. Les choses sont bien plus complexes et intriquées en réalité. Si je devais préciser mon point de vue, je dirais que cette question de l’identité en musique est aussi liée, à mon sens, à la problématique plus globale de l’identité blanche. Je ne connais pas la situation en France, mais en tant que blanc aux États-Unis, j’ai grandi sans que jamais on m’incite à réfléchir à mon identité culturelle. On m’a bien sûr appris à considérer tel ou tel personnage historique comme bon ou mauvais, à valoriser le mouvement des droits civiques et le multiculturalisme. C’est ainsi que sont écrits les livres d’histoire. Pourtant, on ne m’a jamais dit que ma blanchité faisait partie de moi. Quelle est au fond cette identité ? Qu’exprime-t-elle, que projette-t-elle ? De suppositions en fausses certitudes, on a inculqué à des générations d’Américain·es une même perspective : l’homme blanc doit être considéré comme le point d’équilibre — le point blanc. Bien sûr, mes parents ne m’ont jamais assis à table pour me dire : « Ta perspective sera la neutralité. » Et même si les choses ont évolué depuis mon enfance aux États-Unis, je vois chez eux et chez nombre de personnes de leur génération une totale incapacité à réfléchir devant le miroir.
Enfant, le fait d’avoir des amis non blancs, dont l’identité était si différente de celle, blanche, qui est à la base du contrôle et de la domination dans la société, m’a ouvert les yeux. J’ai vu à quel point mes amis étaient obligés d’y penser en permanence et de s’adapter en fonction de normes insidieuses qui, à nous blancs, nous paraissent neutres. À leur contact, je me suis naturellement éveillé à ma propre identité, ce qui me semble être une bonne chose, en particulier dans une société qui n’a rien d’utopique.
Où va le compositeur dès lors ?
Ce qui m’intéresse le plus, c’est la façon dont un compositeur peut refléter ou diffracter en musique sa propre vie, ses propres choix et perspectives, ce qui semble être en lui et ce qui lui paraît extérieur, puis comment ces matériaux existentiels peuvent être reliés, combinés, juxtaposés — c’est-à-dire « composés ». L’ensemble de mon travail est guidé par l’idée que toute sonorité a une source et une empreinte. Le moindre son est chargé d’une quantité massive de données culturelles liées à la vie sociale, collective ou personnelle, à des traditions, à des courants de pensée, etc. C’est l’endroit où j’essaie de me situer, comme l’illustre notamment Place.
Manifestation liée
Rencontre avec Ted Hearne
lundi 23 septembre 2024 19h00
Sciences Po Strasbourg
(Bâtiment le Cardo - Amphi A)
Définirais-tu la musique comme l’art de composer les identités ?
Je dirais plutôt : tout art contient de l’identité et beaucoup d’informations à ce propos ; toute œuvre reflète une ou plusieurs identités, des constellations d’identités : la personne qui a fait l’œuvre, celles et ceux qui y sont représentés, celles et ceux qui l’interprètent, le lieu où elle a été montrée, celles et ceux qui l’ont vue, etc. L’identité est intéressante en art parce qu’elle est multidimensionnelle, en mutation constante. Tout le contraire d’une « bulle » ou d’un « en soi ». Bien sûr, on peut se mettre dans cette bulle et ne pas voir les liens, mais c’est alors un choix qu’on aura fait. C’est aussi une décision politique que de produire une pièce pour divertir une salle où règne le consensus d’un groupe social plutôt aisé.
Justement, les prises de position politiques portées par tes œuvres sont explicites : le racisme systémique et institutionnel aux États-Unis (Katrina Ballads, Partition, Place), la violence et le mensonge d’État (The Source), la corruption des élites (Sound from the Bench). As-tu déjà été attaqué pour ces raisons ? Inversement, on ne t’a jamais reproché d’être un compositeur blanc qui sert (et se sert) du hip-hop pour un public de musique contemporaine ?
Ma musique a provoqué à plusieurs reprises des réactions en provenance de l’extrême droite. Une représentation de Katrina Ballads au Texas a été interrompue par un chahuteur. Un article sur The Source publié sur un blog grand public a été inondé de commentaires transphobes dont certains étaient extrêmement violents. Mais ces pièces ont surtout suscité des réactions et des questions de la part de publics qui se sentaient concernés par leur prise de position. Or précisément, l’une des meilleures choses que la musique puisse faire, c’est de soulever des questions, et la prise de conscience des positions sociales ou culturelles que l’on occupe en tant qu’artiste ou comme public est l’une des principales questions que j’explore à travers la musique.
La réaction négative d’un auditoire à une référence hip-hop peut être le reflet des idéologies, des normes ou des codes qui soutiennent et perpétuent la ségrégation et la suprématie blanche. Et celles-ci s’exercent autant sur le mécène de musique classique aux cheveux gris scandalisé d’entendre des rythmes échantillonnés que sur le compositeur marxiste diplômé se pensant investi de la mission de contrôler quels compositeurs ont le droit de s’inspirer d’artistes noirs.
Les artistes blancs ne sont pas exempts de tout reproche lorsqu’ils s’approprient les traditions musicales noires — bien au contraire —, mais l’hybridation musicale et l’exploration de nos multiples influences nous apprend beaucoup sur nos propres identités, perspectives, histoires, et sur celles des autres. Entre la combinaison consciente d’influences musicales disparates et l’appropriation abusive qui conduit à calcifier les structures de pouvoir existantes, la différence est importante, mais souvent ignorée, et là est le danger.
Je ne dis pas non plus que les bonnes intentions d’un artiste suffisent à éviter tout préjudice — nous ne pouvons que faire de notre mieux à chaque instant. Cependant, d’une part, l’expérience et le dialogue suscités par ces recombinaisons conscientes est fécond. Et d’autre part, parce que les artistes noirs aux idées musicales révolutionnaires ont été exclus des institutions musicales classiques (y compris par les écoles et compositeurs se disant progressistes) pendant des siècles pour des raisons racistes, il serait imprudent de penser que cette idéologie ne s’est pas infiltrée dans les valeurs esthétiques des personnes qui peuplent ces institutions aujourd’hui.
En ce qui concerne ma musique, les débats qu’elle suscite sont intéressants et j’en suis reconnaissant. Mais l’exclusion permanente de tant d’artistes progressistes par des groupes de compositeurs qui se considèrent comme les gardiens d’une tradition est un phénomène plus préoccupant. Il n’y a pas de raison sous-jacente autre que la peur et le racisme pour expliquer que les compositeurs qui travaillent dans des domaines comme le hip-hop (ou la musique électronique, le blues-rock, le R’n’B, etc.) se voient refuser les ressources et l’accès aux classes de composition dont j’ai bénéficié. Cela vaut pour les artistes noirs, mais aussi pour les artistes qui interagissent avec les traditions noires et les traditions non classiques. J’essaie de créer ce type d’inclusion à l’Université de Californie du Sud, où je travaille, mais j’ai rencontré beaucoup de résistance là aussi. On prétexte souvent que les musiciens d’autres genres ont accès à un marché commercial plus ouvert, mais cela ne concerne que le nombre infime de stars de la pop. Et avec la mainmise croissante des plateformes commerciales comme Spotify et Amazon sur les moyens de subsistance des artistes, cette excuse est encore plus ridicule.
Le projet Dorothea participe-t-il de ce genre de tentative d’inclusion ? Comment articules-tu tes projets musicaux où tu interviens en tant qu’interprète avec le travail de composition à proprement parler ? La modernité a déconnecté l’interprétation de la composition : quels sont les enjeux de cette reconnexion ?
Écrire, interpréter et collaborer aux chansons de Dorothea a été un défi unique pour moi — un défi qui m’a parfois mis dans une situation précaire, d’abord parce que les poèmes de Dorothea Lasky que j’ai mis en musique me parlent intimement et en sont venus à symboliser (pour moi) une lutte individuelle autour de l’amour et de l’identité, mais aussi parce que ce projet est travaillé par un conflit entre les approches classiques et non classiques de la création musicale. En tant que compositeur formé dans des institutions classiques, je constate que j’ai envie de contrôler et de manipuler chaque élément d’une composition. Malgré mon amour pour le travail de nombreux auteurs-compositeurs, j’ai aussi (héritage de ma formation classique) une certaine suspicion, une aversion et/ou un préjugé intériorisé à l’égard de l’écriture mélodique, de la structure simple des chansons et du transfert du contrôle à un ensemble d’improvisateurs, lorsque cela s’applique à mon propre travail. Certains éléments (sinon tous) de ce préjugé intériorisé proviennent de mon expérience de la musique classique et de mon parcours académique, entre déification du compositeur et de l’auteur unique, et rejet ou minimisation des penseurs et traditions musicales de la diaspora africaine. (Non pas que j’aie fait l’objet de discrimination, mais plutôt que la discrimination et l’exclusion d’autres personnes des espaces de la musique classique ont contribué à une sorte de contrôle intériorisé.) Dorothea a pour but de confronter le cloisonnement intériorisé et de trouver la libération grâce à cette confrontation.
— Entretien réalisé par Stéphane Roth et Lambert Dousson