Quand meurent les hommes, ils chantent

Quand meurent les hommes, ils chantent

C’est dans un contexte mouvementé que le compositeur Luigi Nono entreprend son « action scénique » Al gran sole carico d’amore dont la première partie porte sur la Commune de Paris, et la seconde, sur diverses révolutions du siècle dernier. Le musicologue Laurent Feneyrou explore les liens étroits entre politique, théâtre et musique que tissent ce chant ténu, d’une fragile beauté, qui fait le récit des vaincus et espère renverser jusqu’à l’histoire elle-même.

par Laurent Feneyrou

Al gran sole carico d’amore de Luigi Nono est une succession vive de scènes sur des thèmes intensément politiques et lyriques : la révolution, son déclenchement spontané, sous l’effet de la faim et de conditions de vie indignes, et son organisation ; la femme dans la lutte ; le matérialisme historique comme science du devenir État des masses ; la synonymie de l’amour pour l’humanité et de la beauté… De brefs moments se dessinent, des motifs s’ébauchent, sous forme de fragments, unis par le souffle puissant des idéaux d’égalité concrète et de liberté qui se conquiert. Cette « action scénique » se divise en deux parties : la première est consacrée à la Commune de Paris, Nono ayant étudié et annoté quantité d’ouvrages sur ces mois insurrectionnels et sur les chansons populaires qui les portèrent ; la seconde tresse diverses révolutions inabouties du XXe siècle, parmi lesquelles la révolution russe de 1905 ou l’attaque par Fidel Castro de la caserne de la Moncada en 1953. Sans chronologie, excluant le continuum historique, Al gran sole s’écoute comme un archipel de situations et repose sur un montage de textes. Empruntant à Brecht, Che Guevara, Gorki, Lénine, Marx, Pavese ou Rimbaud, le livret et son ordonnancement opèrent une synthèse de la dramaturgie épique, dialectique, et du théâtre de Vsevolod Meyerhold entassant « les événements de manière à traduire la vie intérieure en des reflets multiples, à substituer aux investigations en profondeur du Théâtre d’Art une succession linéaire d’épisodes sur un rythme précipité ». Rues et places soviétiques s’y faisaient scène théâtrale, politique et militaire, où le prolétariat rejouait in situ les événements de sa victoire.

Manifestation liée

Al gran sole carico d’amore

dimanche 22 septembre 2019 18h30
Theater Basel

Ici, la Commune de Paris, les grèves russes de 1905 et celles de Turin dans les années 1950, avant l’embrasement de la dernière scène de la seconde partie, perpétuent la représentation de ces masses en lutte, aux deux chœurs, le petit et le grand, et aux larges aplats de l’orchestre. Mais comment concilier la cause libertaire de Louise Michel, personnage emblématique de la première partie, et l’interprétation que Marx donna dans La Guerre civile en France de la Commune de Paris, une interprétation que reprend le livret ? Alors que le PCI, à la faveur du « compromis historique », s’apprête à prendre part au pouvoir en Italie, au moment aussi du putsch militaire contre la démocratie chilienne et de la mort de Salvador Allende le 11 septembre 1973, Al gran sole mêle l’ensemble des stratégies communistes. De sorte que l’œuvre reflète la crise des années 1970 telle que la filma Chris Marker dans Le fond de l’air est rouge, entre une exaltation révolutionnaire corrigée par les exigences de la Realpolitik, l’expérience des luttes armées et la conscience de révolutions qui n’aboutissent pas ou sont défaites par la contre-insurrection.

La première partie ne se livre aucunement à une reconstitution historique, mais à une reprise « historico-idéelle » de la Commune. Ce qui y apparaît d’abord, c’est la spontanéité, omniprésente dans l’œuvre de Nono – à l’instar de ce graffiti de Musica-Manifesto : « Ici, on spontane. » Une telle dimension apparaît au détour d’une citation de Lénine : « La Commune naquit spontanément ; personne ne l’avait consciemment et méthodiquement préparée. Une guerre malheureuse avec l’Allemagne ; les souffrances du siège ; le chômage du prolétariat et la ruine de la petite bourgeoisie ; l’indignation des masses contre les classes supérieures et les autorités qui avaient fait preuve d’une incapacité totale ; une fermentation confuse au sein de la classe ouvrière, qui était mécontente de sa situation et aspirait à une autre forme sociale ; la composition réactionnaire de l’Assemblée nationale qui faisait craindre pour la République, tous ces facteurs, et beaucoup d’autres, poussèrent la population de Paris à la révolution du 18 mars qui remit inopinément le pouvoir entre les mains de la garde nationale, entre les mains de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie qui s’était rangée de son côté. » Al gran sole affronte concrètement la nécessité, après la spontanéité (ou institutionnalisant celle-ci), de construire un État qui soit un gouvernement révocable de la classe ouvrière et analyse la Commune non comme un organisme parlementaire, mais comme un « corps agissant, exécutif et législatif à la fois », selon les termes de Marx. Tel est le sens des résolutions des Communards dans les scènes I, I, a et c ou I, V, b et d : séparation de l’Église et de l’État, limitation des salaires, remise des loyers, interdiction du travail de nuit dans les boulangeries… Ces résolutions imposent au préalable de briser les lois et les normes établies par une République jugée corrompue et traîtresse : « Considérant notre état de faiblesse / Vous forgiez des lois pour nous brimer. / Considérant qu’il nous faut la liberté / À vos lois nous cessons de nous soumettre » (I, I, a). La violence, destructrice et fondatrice, s’immisce alors dans Al gran sole. Plus encore que dans les opéras politiques de Verdi ou de Moussorgski, dont Nono s’inspire à l’évidence, les armes parleront notamment dans les scènes I, V, d et I, VI, b, d’après un épisode du 18 mars 1871 : l’exécution des généraux Clément Thomas et Claude Martin Lecomte par leurs soldats.

Cette radicalisation accule l’État et les Communards à un dilemme : ou bien ils sortent vainqueurs, ou bien ils meurent. Le révolutionnaire ne revendique ni la grâce ni une justice qu’il ne reconnaît pas. Tel est le sens du procès de Louise Michel dans les scènes I, VI, a et c : « Je ne veux pas me défendre, je ne veux pas être défendue ; j’appartiens tout entière à la révolution sociale, je déclare accepter la responsabilité de tous mes actes. » (C’est sans doute pourquoi son personnage, comme celui de Deola dans la seconde partie, est chanté non par une voix de femme, mais par un quatuor, qui neutralise l’identification scénique et contredit une conception romantique, personnelle, du processus historique. Situé entre l’individu et le chœur, ce quatuor, pleinement sujet, traduit en outre le problème politique des années 1970 : celui du groupe.)

L’État ne possède pas le langage de la conciliation, et les soldats de Thiers en sont les besogneux. Mais un ordre (« L’ordre règne à… »), s’il doit être maintenu périodiquement par la force, court inéluctablement à sa perte. L’actualité de Al gran sole tient paradoxalement à l’échec des révolutions représentées. Nono donne voix à des personnages dont la présence se limite à l’énoncé de leur condamnation – non des personnages d’ailleurs, mais les situations qu’ils traversent. Il en est ainsi dans la section Prisonniers – Gramsci – Dimitrov – Castro de la seconde partie (II, VI, c) : entre le fragment d’un discours daté du 29 mai 1928 qu’Antonio Gramsci prononça à l’ouverture de son procès devant le tribunal fasciste qui devait le condamner et dont il prophétisait déjà le crépuscule, la description des geôles nazies sous la plume de Georgi Dimitrov et le plaidoyer de Fidel Castro devant ses juges le 16 octobre 1953, l’avant-dernière scène de Al gran sole promettait à ceux de la lutte l’épreuve de la prison et de la torture, sinon la mort. Une machine répressive que représentent aussi le massacre des Communards (I, VII et VIII, a), les ouvriers morts à Turin (II, III) ou les femmes prisonnières d’un lager au Sud-Vietnam (II, VI, b), et qui culmine dans l’assassinat symbolique de la Mère (II, VII, b). Mais alors que tout, dans cette « action scénique », paraît dénoter le monumental, c’est la fragilité que revendique sa philosophie. Nuance diminuendo, filet de voix, lyrisme en lambeaux : sur une Internationale spectrale s’achève l’œuvre. Al gran sole en devient une passion sécularisée et, sous l’antagonisme entre oppresseurs et opprimés, dominants et dominés, relève d’une thèse benjaminienne. Selon Walter Benjamin en effet, la domination est aussi mémorielle. Contre une conception linéaire du marxisme, le rapport entre aujourd’hui et hier, entre l’action révolutionnaire et l’histoire que la classe dominée refonde quand elle l’emporte sur ses dominants, n’est plus univoque. Tout passé, ni résigné, ni en défait, est politique, dans la puissance subversive de ce que Benjamin appelle la « remémoration ». Il ne s’agit pas de remonter à une crise originelle qui légitimerait le présent par une chaîne causale, mais de déraciner le passé dans le présent de la lutte et de brosser l’histoire « à rebrousse-poil ». Ainsi, dans Al gran sole, les révolutions d’antan s’entendent comme une crise de l’histoire de ces oppresseurs dont les victoires des XIXe et XXe siècles pourraient encore être renversées.